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samedi 19 octobre 2019

Vienne : La Femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten, Wiener Staatsoper)


Aujourd'hui une magnifique représentation de Die Frau ohne Schatten, La Femme sans ombre, dirigée par Christian Thielemann, avec Nina Stemme, Camilla Nylund, Andreas Schager et Tomasz Konieczny !

Die Frau ohne Schatten figure au rang de mes opéras favoris, mais j'ai beaucoup de mal à le voir régulièrement. La distribution nombreuse, demandant des artistes chevronnés, l'orchestre surdimensionné avec des instruments rares (percussions multiples, harmonica de verre par exemple), la longueur de l'œuvre sont autant d'obstacles à sa représentation.

Pourtant, quelle œuvre exceptionnelle. Un des plus beaux livrets d'opéra qui soient, en forme de conte, où personnages du monde des esprits et humains sont tous confrontés à des enjeux, à nos enjeux : l'amour, la fidélité, la maternité, la position (sociale, mais pas seulement). Peut-on accomplir son destin sans nuire aux autres ? Vouloir le bien de ceux qu'on aime vaut-il de faire du mal aux autres ?
Ces personnages parlent de l'humanité avant tout.

Sur cette trame à la richesse infinie tissée par le fidèle Hoffmansthal, Richard Strauss a écrit une des plus belles partitions, aux climats changeants, d'une douceur et d'une volupté qui contrastent avec des coups acérés et une violence tempétueuse, à l'instar du maelström qui agite la psyché des personnages. A défaut de le voir souvent (ma dernière remonte à Berlin, il y a déjà quelques années), c'est un opéra que j'écoute souvent et que j'ai bien dans l'oreille.

Production Vincent Huguet



Pour célébrer le centenaire de l'opéra créé ici même, Dominique Meyer a voulu, au printemps, une nouvelle production. C'est Vincent Huguet, l'ancien collaborateur fidèle de Patrice Chéreau, qui s'y est collé. J'avais vu sa toute première production, une Lakmé à Montpellier où débutait Sabine Devieilhe, alors complètement inconnue, et j'ai revu plusieurs de ses travaux depuis.


Il n'a visiblement pas cherché une lecture qui ouvre des pans nouveaux à l'interprétation de l'œuvre, mais il a créé un spectacle cohérent, d'une beauté plastique indéniable, avec une direction d'acteurs très précise.


Le décor renvoie visiblement à Die Toteninsel, L'île des Morts, le fameux tableau d'Arnold Böcklin avec ses rochers fendus au centre. Les parois de pierre sont mobiles et se déplacent pour dessiner à chaque fois des espaces différents.


Au début, c'est dans un pavillon sur pilotis, qui rappelle un peu une cage à oiseaux, que la nourrice et l'impératrice tiennent leur échange fondamental. Par la suite, les personnages évoluent sur plusieurs hauteurs, tandis que des projections nombreuses métamorphosent le décor.


La rapidité des changements et cette capacité à réinventer l'espace me semblent le principal atout de cette production, qui me semble donner les clefs pour comprendre le synopsis même si on n'est pas familier de l'œuvre.


Plusieurs des images précédentes proviennent de la première de ce spectacle, il y a donc quelques mois, avec la distribution précédente.

La distribution du soir





Pour cet opéra à la distribution nombreuse, rien ne vaut une maison qui dispose d'une troupe valeureuse, et le Wiener Staatsoper n'a eu qu'à puiser dans son Ensemble pour aller chercher des chanteurs émérites, distribués au cours de la saison dans de grands rôles :  Daniela Fally (une Zerbinette), Jörg Schneider, Maria Nazarova (le précédent Oscar), Monika Bohinec (vue dans une infinité de rôles), Ileana Tonca (une superbe Adele, une remarquable Susanna entre autres), la petite nouvelle Valeriia Savinskaia, Szilvia Vörös (Walkyrie à Toulouse),  Stephanie Houtzeel (superbe Oktavian)…



Le trio des "mal fichus" formé par Rafael Fingerlos, Der Einäugige, Marcus Pelz, Der Einarmige et Michael Laurenz, Der Bucklige, est particulièrement savoureux, les artistes se donnant à cœur joie dans une composition succulente.


Clemens Unterreiner montre beaucoup d'autorité de présence dans le rôle bref mais essentiel du Geisterbote.


Les cinq rôles principaux demandent des chanteurs de haute volée, endurants, capables de se mesurer à une partition terrifiante (phrases longues, tessiture large et tendue, puissance pour surmonter le torrent de l'orchestre). Andreas Schager est absolument digne d'éloges en Kaiser, qui chante ce rôle d'une incroyable difficulté, même si c'est le plus court des cinq, avec une déconcertante facilité. Les aigus terrifiants sont gérés avec aisance, le phrasé toujours souple et les registres sont remarquablement soudés. C'est un rôle un peu étrange de héros perdu dans une quête abyssale, et il parvient à créer cette étrangeté malgré la solidité de sa voix. Belle réussite après son Lied von den Erde aixois et son Lohengrin ici même.


Tomasz Konieczny est un splendide Barak, un des plus beaux personnages de baryton que je connaisse dans les livrets d'opéra. Pétri d'humanité comme il se doit, il est bouleversant dans cette capacité à exprimer les tourments intérieurs tout en restant pudique. Un triomphe mérité, autant que son Wotan à Toulouse ou son Telramund à Paris.


J'ai souvent entendu Miyoko Fujimura dans des rôles wagnériens où elle faisait merveille (à Bayreuth, à Berlin, à Barcelone), mais jamais dans Die Amme, la nourrice. La voix a évidemment mûri et la chanteuse ne peut éviter quelques duretés et sons métalliques, surtout au premier acte, mais la voix reste puissante et nuancée, et sa composition vaut le détour. Une remarquable interprète toujours très investie.


Nina Stemme reçoit un triomphe pour sa Färberin, la Teinturière, et ce n'est que justice tant elle est éblouissante. Elle maîtrise ce rôle, un des plus longs et meurtriers du répertoire, avec une impression d'aisance permanente, et tous ses moyens exceptionnels sont sans cesse au service d'une incarnation. J'ai toujours adoré cette fabuleuse chanteuse (ma dernière Isolde du Met) mais ce personnage-là, dans lequel elle semble jouer sa vie, est peut-être un sommet inégalé dans sa carrière. Je ne sais que louer. C'est à couper le souffle, de bout en bout.



Le rôle de la Kaiserin, l'Impératrice, demande des moyens tout différents : une voix plus aiguë, plus aérienne, mais tout aussi capable de surmonter l'orchestre, tout en devant donner l'impression permanente de jeunesse. Camilla Nylund, ma dernière Rusalka à Paris, y est grandiose. Non seulement elle dispose de tous les moyens du rôle, mais elle fait évoluer sa voix tout au long de l'ouvrage pour exprimer le chemin intérieur. Ses aigus impalpables du premier acte ne sont pas moins impressionnants que les forte solides. Elle est bouleversante dans son "Ich will nicht", pour moi le moment-clef du  rôle. Splendide.





Christian Thielemann est encore plus applaudi que les chanteurs. Il accomplit, lui aussi, un travail fabuleux avec une direction hyper-précise, très transparente, qui permet de percevoir beaucoup d'instruments souvent noyés dans le flux. Il me semble extrêmement attentif à créer les climats, à suggérer les bruits (le fameux appel du faucon, par exemple, acéré comme jamais), mais veille à laisser respirer son orchestre et à ne mettre jamais les chanteurs en danger. Il faut dire qu'il bénéficie d'un orchestre en état de grâce, aux coloris et aux textures fabuleux.


Je sors en me disant que c'est sans doute la plus belle représentation de cet opéra à laquelle j'ai assistée !


Szilvia Vörös

Ileana Tonca

Bongiwe Nakani

Maria Nazarova

Stephanie Houtzeel

Marcus Pelz

Clemens Unterreiner

Tomasz Konieczny

avec Andreas Schager

Camilla Nylund


Nina Stemme

1 commentaire:

  1. Wow! A great performance indeed. I've never heard of this opera, but it is a pleasure to read your post.
    Have nice time in Vienna, your favorite city, isn't it?

    RépondreSupprimer

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