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mercredi 9 octobre 2019

Paris : Exposition Francis Bacon, En toutes lettres (Centre Pompidou)


Une exposition Francis Bacon, c'est toujours un événement.
Car, si le peintre est assez bien représenté dans les grands musées présentant l'art du XXe siècle, les rétrospectives sont finalement assez rares. Personnellement, je n'en ai jamais vu ici. A Paris, j'ai surtout le souvenir de celle de 1996 au Musée d'Art Moderne.

Je pense que l'organisation de celle-ci n'a pas dû être simple : musées d'un peu partout, grand nombre de pièces de collections privées, plusieurs œuvres jamais exposées en public. La qualité et la rareté de cette présentation fait honneur au Centre Pompidou, décidément toujours remarquable par la qualité de ses expositions.




La perspective retenue est originale, puisqu'elle met en regard Bacon et ses textes favoris, et complètement pertinente tant la lecture a été au centre de la réflexion et de la vie de l'artiste ; et on sait le partenariat fécond, et à double sens, qu'il a mené avec plusieurs écrivains, au premier rang desquels Michel Leiris.

L'exposition a donc créé de petites salles où sont présentés les exemplaires de Bacon, dont des extraits sont lus (fort bien) par des comédiens. Et, à la fin de l'exposition, un montage d'interviews livre des clefs précieuses pour appréhender son œuvre.

Je déplore cependant, et j'en suis étonné car ce n'est pas l'habitude du Centre Pompidou, la quasi-absence d'un commentaire d'accompagnement. Un panneau de présentation au début et c'est tout. Certes, beaucoup de visiteurs sont familiers du peintre et sont déjà bien documentés. A côté de moi, un grand-père faisait réfléchir ses deux petits-enfants, de sept et dix ans environ, sur les pièces présentées, avec pédagogie et intelligence et c'était un régal de voir ces deux petiots se muer en critiques en culotte courte.

Mais je ne suis pas certain que ce soit le cas de la totalité des visiteurs, et une peinture aussi singulière mérite, me semble-t-il, qu'on propose un accompagnement. Du coup, l'alcôve où se déroule la projection est absolument bondée, déborde sur le parcours d'exposition en occasionnant un bouchon compact.

De mon côté, je ne suis absolument pas expert de Francis Bacon, mais c'est un artiste qui m'intéresse depuis fort longtemps (un choc tellurique reçu à la Tate à Londres, jadis), qui m'a d'abord mis très mal à l'aise, dans un rapport attirance-répulsion, avant de me captiver. J'ai lu un certain nombre d'ouvrages, notamment plusieurs volumes d'entretiens. Les thématiques qu'il explore me semblent les problématiques essentielles de l'art.

Francis Bacon, Etude de Pape rouge, seconde version, 1971

Bacon a toujours mis en avant la problématique de la culture. Il a souvent répété qu'un bon peintre devait obligatoirement connaître de manière très approfondie l'histoire de l'art, et qu'on était contraint de se positionner par rapport à son évolution. Ses peintres préférés (Rembrandt, Velázquez sont toujours cités) ne sont pas les grands noms du XXe siècle comme on pourrait s'attendre de la part d'un peintre aussi moderne.

La réinterprétation de toiles fameuses traverse toute sa peinture, et le fameux portrait du pape Innocent X de Velázquez a suscité plusieurs versions. J'ai toujours vu un parallèle entre son approche et celle des musiciens qui composent des variations sur le thème d'un autre compositeur, parfois ancien.

Francis Bacon, Portraits (Michel Leiris, 1976 ; Autoportrait, 1976 ; Jacques Dupin, 1990)

Le portrait est un genre sans cesse retravaillé. Ceux d'un cercle d'amis restreints, et le sien propre, jalon de son œuvre, sans doute comme Rembrandt, un de ses maîtres donc.

Francis Bacon, Painting, seconde version, 1971

Bacon a commencé à peindre tardivement ; c'était d'abord un décorateur d'intérieur à Paris, reconnu comme un designer de talent de retour à Londres. Il n'a jamais fait partie d'un groupe ni ne s'est réellement reconnu dans aucun courant. Si le surréalisme affleure dans certaines peintures, c'est parce qu'il a côtoyé des artistes qui s'y étaient identifiés, pendant et après la grande exposition londonienne de 1936. De son côté, il partageait avec eux plusieurs interrogations artistiques.

Francis Bacon, Triptyque, 1972

Mais il a toujours affirmé avec force être un peintre réaliste. Ses portraits sont clairement identifiés. Même si on sent que l'abstraction et le cubisme sont passés par là, le corps humain se reconnaît comme tel, et même simplifié à l'extrême (avec ses fameux fonds que ses détracteurs qualifiaient de ripoliné), le lieu intérieur est déployé dans sa classique vision tridimensionnelle.

Francis Bacon, Triptyque, 1973

Le polyptyque, une des grandes voies de l'histoire de l'art, notamment médiéval, est sans cesse un sujet de recherche. Et je suis bien d'accord avec lui, c'est une problématique absolument passionnante : un sujet divisé en morceaux ou plusieurs morceaux qui dessinent un sujet, la question du dialogue entre les parties, l'interrogation au spectateur (comment regarder un polyptyque ?). Un espace morcelé ou des espaces différents ? Le regard d'un personnage renvoie-t-il au tableau contigu ?

Francis Bacon, En souvenir de George Dyer, 1971

Un choix artistique différent du triptyque précédent, avec une variation de point de vue qui crée une rupture, alors que le précédent suggérait la continuité. Une de mes amies soutient que c'est une notion cinématographique, comme un montage cut, mais je n'ai jamais rien lu qui conforte cette théorie, intéressante par ailleurs.

Francis Bacon, Autoportrait, 1971


Ceux qui sont choqués par l'art de Bacon lui reprochent toujours ses portraits "tordus". Sans entrer dans la problématique de la représentation, j'ai toujours envie de répondre que les photographies totalement réalistes des "gueules cassées" de la première guerre mondiale ressemblent énormément à ceux-ci.

Francis Bacon, Etude pour Autoportrait, 1976

Très concerné par le problème de l'espace, thématique centrale depuis les débuts de la peinture (taille, ombre, perspective), Bacon a proposé de manière récurrente ce cadre intérieur, qu'on lit facilement comme un espace tridimensionnel inclus dans la représentation.

Francis Bacon, Personnage assis, 1974

Ici, malgré les dénégations de l'artiste, les solutions explorées me semblent bien proches du surréalisme ; et je pense notamment à Magritte avec ses recherches sur la peinture mise en abyme.

Francis Bacon, Dune de sable, 1983

Ce qui est frappant dans l'oeuvre du peintre, c'est à la fois la mixité des techniques : huile, pastel, aérosol... ainsi que la proximité entre la peinture du corps humain (un sujet récurrent) et de la chose inanimée.

Francis Bacon, Triptyque inspiré par l'Orestie d'Eschyle, 1981

L'approche par Bacon de la matière littéraire méritait bien une exposition. Chez un des peintres les plus cultivés qu'on ait connu, il ne faut évidemment pas s'attendre à une illustration littérale. Il s'agit plutôt d'une approche poétique, les images naissant de la lecture des textes, ce qui pose, une fois de plus, la question de l'interprétation artistique.

Francis Bacon, Scène de rue avec une voiture au loin, 1984

Une oeuvre passionnante. On pourrait dire qu'hormis le fond uniforme, tout est réaliste ici. Mais le sujet est proprement mis à distance, et la notion de "scène" fait question. Le trottoir, clairement identifié, devient le sujet apparent, mais son traitement l'interroge immédiatement. Qu'est-ce que représenter ?

Hormis ces problématiques, quelle virtuosité dans la peinture !

Francis Bacon, Painting, 1985

Francis Bacon, Dune de sable, 1981

Une variation sur la dune, devenue matériau inquiétant prêt à envahir l'espace.

Francis Bacon, Triptyque, 1986-1987

Francis Bacon, Œdipe et le Sphinx d'après Ingres

Autre variation sur un tableau connu, avec des indices limpides pour identifier la scène. C'est d'ailleurs intéressant de voir la passation thématique ; j'avais visité une exposition à Arles, également passionnante, qui approfondissait l'intérêt d'Ingres pour l'Antiquité et prouvait que l'art antique (peinture des vases hellénistiques entre autres) avait nourri sa peinture.

Francis Bacon, Eau s'écoulant d'un robinet, 1982

Bacon a plusieurs fois affirmé que c'était sa peinture préférée, la plus réussie.

Nietzsche, Human too human

Première salle présentant les exemplaires de Bacon. La littérature qui l'intéresse est toujours celle qui amène la réflexion. Grands classiques comme dans l'art, avec des recherches dans des directions multiples, de Shakespeare à Proust, d'Eschyle à Eliot.

T.S. Eliot, Collective Poems
Eschyle, Trilogie de l'Orestie


Francis Bacon, Etude d'après le corps humain, 1983

Le thème du corps humain est, je le répète, récurrent dans l'œuvre, et les titres méritent une attention particulière ; si le mot d'étude est à prendre au sens fort, comme objet de recherche, il faut veiller aux prépositions. On trouvera étude d'après, étude pour, étude de, et chacune de ces nuances me semble signifiante quant au travail mené.

Francis Bacon, Etude d'après le corps humain, 1981

Cette toile troublante me fait l'effet d'un jeu de miroirs.

Francis Bacon, Triptyque, 1967

Francis Bacon, Paysage, 1978

Ici apparaissent les petites flèches rouges. On verra aussi des lettres, que Bacon transférait à partir de décalcomanies d'alphabet. Le texte ou le pictogramme s'insinue dans la peinture et en change la dimension. Il ne s'agit pas ici de peinture de flèche comme on pouvait avoir celle d'un livre ou de l'inscription sur un temple, mais bien d'un élément extérieur au sujet et pourtant présent sur le support.

Francis Bacon, Nu féminin se tenant dans l'embrasure d'une porte, 1972

Francis Bacon, Trois portraits (Portrait posthume de George Dyer, Autoportrait, Portrait de Lucian Freud) 1973

George Dyer fut l'amant de Bacon et il se suicida en 1971, deux jours avant l'ouverture de la première grande rétrospective parisienne. Lucian Freud était un peintre allemand qui vécut à Londres, proche de Bacon à partir des années 1960. Leurs échanges furent très stimulants.

Francis Bacon, détail de l'Autoportrait de 1973

Francis Bacon, Etude pour une corrida II, 1969

Un intéressant travail d'épure.

Francis Bacon, Etude pour un portrait (Michel Leiris), 1978

Michel Leiris, L'Âge d'homme

Je ne sais si c'est parce que Leiris est français, parce que j'ai davantage lu sur leurs échanges, mais j'ai toujours l'impression que cette relation fut plus riche que celle avec d'autres écrivains. Leiris suscita des images chez Bacon, qui en échange fut à l'origine de textes.

Francis Bacon, Homme au lavabo, 1989-1990

Le côté trivial a aussi été reproché, alors que cette dimension avait déjà abondamment été approchée auparavant. J'ai un souvenir de Femme à la toilette de Bonnard qui n'est pas si éloignée. La représentation du lavabo est sidérante dans sa capacité à créer l'objet sans le décrire.

Francis Bacon, Triptyque, 1976

Francis Bacon, Etude d'après le corps humain, 1986

J'aurais pu écrire bien avant dans cet article que le format favori de Bacon varie peu : vertical (l'horizontalité n'apparaît qu'avec les triptyques), haut environ de deux mètres. Et, de la même façon que le triptyque renvoie fortement au tableau religieux, ce format me semble se référer au retable des autels.

Francis Bacon, Etude pour corps humain, 1991

Joseph Conrad, Heart of Darkness (Au cœur des ténèbres)

Geroges Bataille, L'Expérience intérieure

Francis Bacon, Carcasse de viande et oiseau de proie, 1985

Francis Bacon, Etude pour Les Euménides, 1982

C'est Eschyle qui écrivit Les Euménides, une des pièces de l'Orestie dont le volume était présenté auparavant. On voit ici les fameuses lettres transférées. Un autre sens du titre de l'expo, Bacon en toutes lettres ?

Francis Bacon, Triptyque, 1970

Un impressionnant triptyque venu de Canberra. Je suis captivé par cette manière de travailler le réalisme, avec les ombres et le soin du détail, tout en réinventant l'espace. Bacon posait le problème de l'art, bouleversé par la photographie qui avait posé la vacuité de la représentation fidèle, et la nécessité d'approfondir d'autres pistes. L'abstraction n'était pas celle qu'il avait retenue, et il me semble bien qu'ici il offre plutôt une inscription dans l'histoire de l'art qui citerait d'autres courants. Le visage de droite me paraît plus qu'un souvenir de portraits fauves.

Francis Bacon, détail du Triptyque, 1970

Francis Bacon, Etude du corps humain, 1981-1982

Trivialité, certes, mais humour !

Francis Bacon, Triptyque de 1944, seconde version, 1988

Deux oeuvres qui déconstruisent le corps, de manière très différente. La première, dans un post-cubisme à la Picasso, la seconde, dans une sorte de cadavre exquis surréaliste. Le corps vu comme un puzzle d'éléments éloquents.

Francis Bacon, Etude d'après le corps humain et portrait, 1988

Francis Bacon, Trois  études du dos masculin, 1970

Il me semble que cette toile ancienne présente déjà un bilan de recherches diverses, centrées autour de la représentation.

Francis Bacon, détail de Trois  études du dos masculin, 1970

Maquette de l'atelier de Francis Bacon

Le "chaos nécessaire à la création", selon les mots de Bacon, démiurge dans l'âme.

Francis Bacon, Portrait de George Dyer dans un miroir, 1968

Francis Bacon, Etude d'un taureau, 1991

Un tableau de collection particulière, que je n'ai jamais vu reproduit. Je pense à plusieurs tableaux anciens de taureau dans une étable, inquiétants dans l'ombre. Celui de Klimt de 1902, Le Taureau noir, est pour moi le chef-d'œuvre du genre ! Mais ici, je suis frappé par la force qui émane de cette forme à demi distincte, et par l'efficacité du cadrage.

Francis Bacon, Autoportrait, 1973

Peut-être le tableau où le lieu est le plus concret. L'interrupteur est un élément récurrent mais le plancher bien plus rare.

Francis Bacon, Trois  études pour Autoportrait, 1979

Un sujet, trois variations. Trois fois un ou une fois trois ?

Je termine avec quelques photos prises pendant la projection, où j'ai tenté de tomber sur des phrases éloquentes du surtitrage.

image d'une interview de Francis Bacon

image d'une interview de Francis Bacon


Il y a une passage très révélateur où Bacon explique comment le cinéma d'Eisenstein a modifié sa perception du corps humain, avec une mise en parallèle de photogrammes et de portraits peints.









L'intensité, le maître mot.

13 commentaires:

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  4. Merci Fred pour ce reportage. Encore plus envie d'aller voir l'expo!

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    1. Merci beaucoup, R ! Je vais mener l'enquête pour débusquer qui se cache derrière ce pseudonyme !

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  5. L'article est passionnant et donne envie de se precipiter dans l'exposition. Bravo pour votre travail.

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  6. Je découvre votre article après avoir visité l'exposition, et je regrette de ne pas l'avoir lu avant. Comme vous l'écrivez, il n'y a pas d'explication dans l'expo, et ça m'a beaucoup gênée. Vos commentaires sont très clairs et permettent, en peu de mots, de mieux saisir l'art de Bacon. En tout cas, j'ai réussi à comprendre grâce à vous tout ce qui m'avait échappé. Bravo pour ce remarquable article.
    Cécile

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    1. Je suis très sensible à votre commentaire, Cécile, et vos compliments, bien qu'immérités, me touchent sincèrement. Un grand merci.

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  7. Remarquable article, très complet et passionnant.

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