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samedi 29 août 2020

Rome : Exposition Orazio Borgianni, un maître à redécouvrir


La Galerie Nationale de Rome propose, dans une exposition assez petite mais bien conçue, de retrouver Orazio Borgianni, un peintre sensible qui influença Vouet ou Velasquez.


La peinture de Borgianni


Orazio Borgianni, deux autoportraits

Orazio a vécu une courte existence de quarante-deux ans, pleine de désillusion et de regrets. Homme intelligent et sensible, on lui doit un extraordinaire autoportrait, à droite, avec une expression rarement dépeinte.

Personnage cultivé, au contact avec les cercles éminents comme les Virtuoses du Panthéon ou l'Académie de Saint Luc, ami de personnalités brillantes comme l'ambassadeur d'Espagne, il vit la gloire lui échapper : des promesses à lui faites ne furent pas tenues. Il fut un peintre brièvement voyageur, avec deux séjours en Espagne (comme plus tard Luca Giordano).

Même s'il s'opposa au Caravage, il intégra son travail en puissant clair-obscur ; à son tour, il diffusa le style caravagesque en Espagne ; il est le trait d'union entre le Caravage et Velasquez. Je trouve que ces deux peintures font effectivement penser au peintre sévillan.

Son style se caractérise par un grand soin accordé aux natures mortes et aux tissus, au choix récurrent de paysages en arrière-plan, et souvent par une palette dominée par des bruns.

Orazio Borgianni, Saint Christophe

Cette peinture venue d'Edinburgh semble effectivement bien proche du Caravage, dans cette manière d'avancer le corps vers la lumière, alors que le traitement des contours diffus (plutôt un sfumato, pensez à Léonard de Vinci) s'en éloigne. Le paysage se devine à peine, et la palette est déjà caractéristique.

Orazio Borgianni,  Le Martyre de Saint Erasme

La Légende Dorée fait du martyr de Saint Érasme un vrai récit d'horreur : on lui ouvre le ventre et lui retire les intestins, qui sont enroulés autour d'un cabestan. Il paraît que la biographie de Saint Érasme provient de la confusion entre plusieurs saints, et cette fin cruelle a été imaginée à partir d'une icône où il désignait un cabestan ! Alors que c'était le patron des marins !

Borgianni, loin d'évacuer la crudeur et l'atrocité, met le martyre en scène en pleine lumière, en jouant sur des blancs éclatants. La foule agitée est rejetée sur la droite tandis que les anges apportent la palme du martyre. Les bateaux et le cabestan rappellent son patronage.

Je n'adore pas cette palette (le mélange de terre de Sienne, de rose et de bleu me semble particulièrement disgracieux !) et je trouve que les corps des bourreaux manquent de tension, mais le travail sur celui de Saint Érasme et l'emploi de la lumière sont admirables.

Orazio Borgianni, Sainte Famille avec Sainte Elisabeth, Saint Jean-Baptiste et un ange

Borgianni inventa l'addition d'un panier avec des langes, peint avec une extrême minutie, qui suffit à donner l'impression d'un intérieur familier. Et voici un rideau rouge qu'il reprendra souvent, de même que le Caravage (dans la Madone du Rosaire par exemple). Roberto Longhi, le spécialiste de l'art baroque, tenait ce tableau pour la meilleure Nativité du XVIIe siècle.

Orazio Borgianni, La Nativité de la Vierge

Dans ce tableau de Savona, l'espace très vaste est creusé par une habile perspective, jusqu'à un autre exemplaire du rideau rouge (encore plus caravagesque que dans le tableau précédent). La peinture d'un trait très précis fourmille de détails et s'organise en trois groupes : les servantes avec le berceau et le bain, l'enfant admiré, la mère alitée qui reçoit des soins. Je trouve ici un vrai souci documentaire.

Orazio Borgianni, Saint Charles Borromée visitant les malades de la peste

Borgianni peignit plusieurs peintures autour de Charles Borromée, distribuées entre Rome (à San Carlino entre autres) et Paris. C'est son ami Francisco de Castro, l'ambassadeur d'Espagne, qui lui commanda celle-ci. Le paysage dans une demi-obscurité n'est guère habituel.

Orazio Borgianni, Saint Sébastien

Borgianni propose une version très personnelle de Saint Sébastien, personnage fréquemment représenté aux XVIe et XVIIe siècles. Pas d'adolescent éphèbe mais un jeune homme vigoureux, à l'expression pensive. Borgianni ne laisse émerger de l'obscurité que le strict minimum et son pinceau, fluide mais nerveux, me semble convenir admirablement. Une très belle toile.

Orazio Borgianni, Lamentation sur le Christ mort

Il me semble très vraisemblable que Borgianni avait eu connaissance du chef-d’œuvre de Mantegna, l'inventeur de cette position du Christ, un véritable tour de force avec un visage de Vierge éplorée inoubliable. Borgianni dispose les personnages des deux côtés et sculpte les volumes avec un fort contraste lumineux. J'aime aussi sa manière de montrer trois pleureuses différentes. La tête encapuchonnée est une belle idée et le geste tendre de Marie-Madeleine très émouvant. Je réalise soudain, en élaborant l'article, que je n'avais pas remarqué dans l'exposition le vase d'onguent devant elle, alors que j'avais détaillé les clous.

Orazio Borgianni, Le Christ parmi les docteurs

Ce tableau du Rijksmuseum est sans doute un de ceux où on sent le mieux la proximité du Caravage, dans ces personnages qui saturent l'espace comme dans Le Couronnement d'épines.

Le décor est réduit à un rien : deux colonnes, sur la droite. Les cinq docteurs serrent Jésus de près, parfois en conversant entre eux, mais l'essentiel de l'affaire réside, comme toujours chez le Caravage, en un jeu de regard et de mains.

Orazio Borgianni, Le Christ parmi les docteurs (détail)

L'innocence de l'enfant est magistralement exprimée.

Orazio Borgianni, Les Martyrs chrétiens

Un tableau un peu étrange, expérimental, avec des figures allongées et une énergie surnaturelle. Le cartel évoque l'influence du Greco, peintre que j'ai particulièrement en horreur, mais j'ai du mal à la retrouver ici.

Orazio Borgianni, La Mort de Saint Jean l'Evangéliste

Ce tableau venu de Dresde montre, comme le précédent et peut-être plus encore, l'allongement des corps. Je trouve qu'il y a une vraie tension, cette fois : on sent celui de Jean pesant, épuisé, et les deux disciples apportent un support qu'on sent indispensable. Très belle lumière qui sculpte les tissus.

Orazio Borgianni, Héraclite / Démocrite

Au XVIIe, la philosophie antique redevient sujet d'étude et de controverses passionnées, et la peinture va y gagner des thématiques nouvelles. Les portraits de philosophes sont le nouveau sujet à la mode (et ce sera encore le cas plus de cinquante ans après, quand Giordano en peint toute une série) et Borgianni est un des tout premiers à s'y lancer. Son Héraclite pourrait être une tête d'apôtre comme on en produisait abondamment mais son Démocrite, à droite, est en fait un autoportrait de 1610. L'homme a changé ; pourtant on reconnaît les yeux et la vivacité de l'expression.


L'influence de Borgianni


Luis Tristan, Saint Jérôme dans le désert

Borgianni et Tristan se sont rencontrés à plusieurs reprises, lors des séjours espagnol du premier et italien du second. Le traitement raide de la cape n'a rien de commun, mais le paysage et la nature morte révèlent l'influence du peintre romain.

La posture du saint, confortablement installé, est très éloignée des habituelles versions de Saint Jérôme pénitent et souffreteux ! On dirait un vieux monsieur lisant son journal.

Claude Vignon, Les Pères de l'église

Claude Vignon est un de ces Français de Rome, dans un cercle où on retrouve son ami proche Simon Vouet, Nicolas Poussin ou Charles Mellin. Beaucoup se retrouveront à travailler à Paris pour Louis XIII et Richelieu...
Sa longue période italienne est marquée par l'influence de Borgianni et de Ribera. Ici, plus que chercher à faire des portraits, Vignon travaille une pâte épaisse, dans une palette étroite de bruns, de rouges et d'ocres, que Borgianni n'aurait pas dédaignée.

Carlo Saraceni et Orazio Borgianni, Vierge à l'Enfant et Sainte Anne

Splendide tableau à quatre mains ; Saraceni et Borgianni ont tous deux été influencés par le Caravage, mais la palette du premier, avec davantage de tons froids, est étrangère au second. Cependant on retrouve le berceau avec les langes et la colombe est un élément de Borgianni.

Carlo Bononi, Lamentation sur le Christ mort

Ce tableau inédit de Bononi, un peintre de Bologne, montre bien l'influence de Borgianni dans la palette brune, le resserrement de la composition et la position du Christ. Je trouve cependant que l'émotion y affleure moins.

Giovanni Lanfranco, David avec la tête de Goliath

Lanfranco, un des peintres essentiels du baroque romain, si actif dans ses décors d'église et de palais, a bien assimilé l'héritage de Borgianni qu'on peut encore lire dans le paysage ou la facture de la tête de Goliath.

Giovanni Lanfranco, Le Tribut de la monnaie

Le tableau fut attribué à Borgianni et semble être un pendant du Christ parmi les docteurs. Ce serait plutôt un hommage de la part de Lanfranco, peintre exceptionnellement doué.

Giovanni Francesco Guerrieri, Le Miracle de la canne de Saint Nicolas de Tolentino

Guerrieri, un peintre des Marches, a représenté ici Saint Nicolas de Tolentino, un saint très populaire du XIIe siècle. On repère deux de ses attributs, l'habit noir des Augustins et l'étoile sur la poitrine. On lui attribua de nombreux miracles, des guérisons, des distributions de pain, ou cette canne d'où jaillit un jet d'eau.

Le peintre a assimilé la leçon de Borgianni et se l'est appropriée ; il nous offre une belle série de personnages stupéfaits et un des plus beaux paysages que la peinture italienne ait laissés à cette époque.

Simon Vouet, La Bonne Aventure

C'est le plus ancien tableau connu de Vouet, daté de 1617. Le thème de la diseuse de bonne aventure est une célébrité caravagesque, mais le traitement et la palette révèlent plutôt l'influence de Borgianni.

Simon Vouet, La Circoncision

Vouet peignit ce tableau à Rome en 1622, immédiatement son retour de Gênes. En Ligurie, il avait certainement vu la Nativité de Borgianni, qu'il cite presque littéralement dans cette construction en perspective, avec escalier et rideau rouge.

Giovanni Serodine, La Charité de Saint Laurent

Serodine exécuta cette Charité pour la basilique de San Lorenzo fuori le Mura ; c'est un peintre que je n'aimais pas beaucoup mais qui me plaît de plus en plus. Je lui trouvais un goût particulier pour la palette brune mais j'en comprends maintenant l'origine. D'ailleurs, son Christ parmi les docteurs du Louvre doit beaucoup à celui de Borgianni.

Giovanni Serodine, Les Adieux de Pierre et Paul

Un tableau vraiment extraordinaire, plein de tensions, encore hérité du Christ parmi les docteurs dans son resserrement. Les lignes se heurtent avec violence, la composition en spirale, comme un vortex, fonctionne en parfait contraste : au milieu de cette agitation, Pierre et Paul s'adressent un adieu muet avec un regard d'une prodigieuse intensité.

Marcantonio Bassetti, Saint Augustin

Saint Augustin, l'écrivain père de l'église, a droit ici à deux de ses attributs, la crosse et la mitre, mais je ne repère pas l'habituel cœur enflammé. Quant à cette scène où il indique une direction à un enfant estomaqué, ça ne me parle absolument pas...

Le cartel n'en dit mot, mais souligne que Bassetti subit aussi l'influence de Borgianni, perceptible dans la qualité de la peinture de l'étoffe et les coups de pinceau qui délimitent le visage de Saint Augustin.

Guido Cagnacci, Marie-Madeleine pénitente

Au XVIIe siècle, on débat intensément de la question d'amour sacré et d'amour profane. Les scènes d'extase religieuse passionnent. Sainte-Thérèse (la fameuse statue du Bernin !) et Marie-Madeleine sont fréquemment représentées, et les artistes se débrouillent souvent pour y glisser des notes d'érotisme. La pose de cette Marie-Madeleine est assez courante, Caravage l'avait peinte (le tableau est perdu, mais on conserve des copies) et Artemisia Gentileschi en propose une semblable, de profil. Le souvenir de Borgianni se lirait dans le soin accordé à la couverture et à la petite nature morte, avec crucifix et pot d'onguent.

6 commentaires:

  1. Fascinante exposition qui permet, comme vous le dites, de découvrir un grand peintre et de juger de son influence. Vous avez fait un bel article très riche, avec d'excellents commentaires. Bravo.
    Marian

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    1. Merci beaucoup Marian pour votre très aimable commentaire ! Une passionnante exposition en effet.

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  2. Extraordinary exhibition! I didn't know this painter, thanks for this amazing opportunity to discover it. Congratulations for your brilliant texts!
    Annie

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  3. Passionnant article sur une belle et rare exposition. Une découverte !
    Michèle

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    1. Merci beaucoup Michèle ! Une vraie rareté, c'est vrai !

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