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mercredi 18 décembre 2019

Paris : Kniasz Igor (Le Prince Igor) à l'Opéra Bastille


Après un fabuleux Lear à l'Opéra Garnier, je retrouve le plus familier Opéra Bastille pour une nouvelle production.

Je constate avec une certaine stupéfaction que beaucoup de spectateurs n'ont jamais assisté à une représentation de Kniasz Igor, Le Prince Igor, alors que j'en ai tout de même un certain nombre au compteur. C'est même ici que j'ai vu ma première de cet opéra, avec une tournée de l'Opéra de Sofia, dans les années 1980. Pour 2019, c'est ma seconde représentation, après celle du Novaya Opera de Moscou.


Borodine était chimiste, et il voulut être également librettiste et compositeur. C'était difficile de tout être à la fois, et malgré les dix-huit années passées à travailler sur l’œuvre, elle n'était pas achevée à sa mort. Glazunov et Rimsky-Korsakov se chargèrent de la compléter. Ce dernier en parle de manière très pittoresque dans ses passionnants mémoires (lecture hautement recommandée !) . Si la partition est très réussie, par la beauté des airs, l'ampleur des scènes chorales, la variété des couleurs, la maîtrise de l'utilisation de thèmes folkloriques et orientaux, le livret est un peu décousu et l'histoire d'amour entre Vladimir et Konchakovna arrive comme un cheveu sur la soupe.

Pourtant, Borodine s'était basé sur l'adaptation par son ami Stassov d'un récit médiéval (Le dit de l'ost d'Igor), l'avait trouvée trop faible et l'avait abondamment retravaillée. Le meilleur demeure l'épopée du héros et le traitement du chœur, un véritable personnage comme dans Boris Godunov ou Khovanchina.

La production de Barrie Kosky


Le directeur du Komische Oper de Berlin affirme que l'histoire russe médiévale est inconnue du public occidental et qu'il ne sert à rien de situer l'action dans ce passé lointain. Et je pense qu'il a raison, mieux vaut éviter l'aspect "livre d'images" ; rapprocher l'action de nous contribue largement à donner de la consistance aux enjeux d'une œuvre. D'ailleurs, la production la plus réussie que j'ai vue à ce jour demeure celle de Dmitri Tcherniakov au Met, alors que les visions historiques (pseudo-historiques serait plus pertinent) de cet opéra m'ont toujours semblé seulement décoratives.

 J'ai eu une discussion avec ma voisine, qui trouvait les costumes laids, et à qui j'ai expliqué mon point de vue : la beauté de la vision me paraît bien plus secondaire que la vérité des affects, et il me semble que le peuple modeste ne devrait pas être présenté dans de beaux atours si on veut bien saisir sa condition. Un décor laid (et c'est tellement subjectif et personnel) mais réaliste me paraît bien plus efficace que la production "superbe".

Je n'adhère pas pour autant à tous les choix du metteur en scène, même si sa production montre une réflexion approfondie.



Le prologue est saisissant. Le palais du tsar évoque les grandes cathédrales du Kremlin, toutes de verticalité, et sa couleur cuivrée suffit à en présenter le prestige. La première grande idée est de laisser le chœur dans l'ombre. La seconde, de montrer Igor frémissant de douleur lorsque l'éclipse, mauvais présage, se déclare ; une blessure rouverte le rend sanguinolent, une excellente idée de théâtre.


Le premier acte présente Galitsky avec son armée de brailleurs fêtant leur victoire dans une villa de mauvais goût, où les peintures dorées côtoient des chaises en plastique. On y montre mauvais goût, manières de rustres, femmes traitées comme des objets sexuels... C'est aussi réaliste qu'efficace, la direction d'acteurs s'y avère d'une redoutable précision ; le tableau le plus réussi selon moi.


Le suivant nous amène dans un sous-sol, dont les parois maculées de sang indiqueraient des tortures fréquemment pratiquées. Le duo Konchakovna-Vladimir, malgré le talent des interprètes, ne parvient pas à échapper à la convention.

Problème cornélien : faut-il le supprimer, compte tenu de son inutilité dramatique, ou le conserver, vu les beautés musicales qui y enchantent nos oreilles ? Un sacré défi pour metteur en scène, en tout cas.


C'est là aussi que se déroulent les danses polovtsiennes, tube de la partition, très habilement chorégraphiées ; les danseurs orientaux sont devenus ici des prisonniers russes en guenilles, ce qui modifie considérablement la perspective et l'enjeu de la scène. Sans que je sois entièrement convaincu, j'ai apprécié cet aspect fantasmé, finalement très russe.


La confrontation entre Igor et Konchak me paraît extrêmement réussie. Kosky nous montre un prisonnier, sans doute torturé, enchaîné par le pied, opposé à un Khan très urbain, en costume. Dans cette scène, Konchak affirme son respect pour son antagoniste russe et je trouve bien plus pertinent de nous le présenter comme un personnage raffiné plutôt que de le déguiser en improbable copie de Gengis Khan (je ne plaisante pas, je l'ai réellement vu).


Le dernier acte est supposé fêter les retrouvailles et acclamer Igor, dans un happy end enthousiaste. Ici, il se déroule sur une portion de route, présentée frontalement. C'est là que Iaroslavna, l'épouse fidèle, vagabonde en exil, retrouve son mari, avant que le peuple russe ne déboule en masse. Pas de héros mais un couple errant, condamné à ne jamais trouver sa place. La route devient donc symbole de l'exode, du destin et pourquoi pas de la déroute. Le tsar triomphant se mue en une figure déchue qui rappelle beaucoup Boris Godunov... C'est original, intelligent, mais je comprends que cette modification de perspective ait pu en choquer plus d'un. Un de mes amis présents à la première m'a parlé d'une bronca comme il en avait rarement entendue.

Luxueuse distribution



Le chœur de l'Opéra fournit deux chanteuses aux voix séduisantes même si leur volume n'est (évidemment) pas immense, Marina Haller en Nourrice et Irina Kopylova en Jeune Polovtsienne.


Vasily Efimov, étonnant chanteur-acteur, incarne un surprenant Ovlur hystérique, auquel sa voix claire donne beaucoup de relief. C'est quelqu'un que j'entends souvent dans ce répertoire (Snegourochka, Charodeika, notamment), et il y excelle.

Andrey Popov, Adam Palka

Le duo Ierochka et Skula est remarquablement tenu ; le fidèle Andrey Popov y montre son exubérance scénique et Adam Palka (que j'avais découvert en Ferrando à Toulon !) fait valoir la largeur et la chaleur de son timbre. Deux voix parfaitement projetées.

 Dimitry Ivashchenko

Dimitry Ivashchenko campe, comme je l'ai souligné, un Konchak très différent de l'ordinaire, et son chant est travaillé de la même façon : pas d'effets de puissance de voix mais un soin extrême sur la ligne, sur l'ampleur du phrasé, sur le velours du timbre. C'est magnifique de raffinement.

Dmitry Ulyanov, Pavel Černoch

Dmitry Ulyanov, à l'opposé, se coule dans un Galitsky haut en couleurs, matamore, détestable, fort en gueule (dans tous les sens du terme), et son travail est tout aussi admirable. Pavel Černoch, Vladimir, phrase avec minutie et souplesse et réussit fort bien son air splendide.

Anita Rachvelishvili

Je retrouve ma Konchakovna du Met, la grande Anita Rachvelishvili, du super-luxe dans un rôle aussi épisodique. Sa voix opulente, partout équilibrée (qui croirait que la maladie l'a contrainte à annuler des Eboli il y a quelques jours ?), l'élégance de la ligne, tout charme ici.

Elena Stikhina

Triomphe mérité pour la splendide Iaroslavna d'Elena Stikhina. Non seulement elle ensorcelle par la splendeur de la voix et la musicalité du phrasé, mais elle compose avec beaucoup de justesse une épouse digne et présente. Les espoirs que je plaçais dans cette chanteuse (lors de la Forza del Destino ici même) ne sont pas déçus.

Ildar Abdrazakov

Evgeny Nikitin n'ayant pu interpréter Igor, l'Opéra de Paris a eu la chance de pouvoir s'assurer la présence d'Ildar Abdrazakov, que j'avais entendu dans ce rôle au Met. Sa voix profonde et puissante a certes évolué et il a également approfondi sa composition d'un souverain torturé, d'une profonde émotion. Coup de maître.


Andrei Popov, Dimitry Ivashchenko

Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José Luis Basso, Ildar Abdrazakov

Philippe Jordan nous ferait presque croire à des forces russes tant il réussit, avec son souci du détail et du contraste que j'apprécie habituellement chez lui, à nous faire entendre ces couleurs-là dans ses chœurs s et orchestre qui accomplissent un remarquable travail. Son sens du récit, sa maîtrise à faire dialoguer fosse et plateau m'ont vraiment ébloui dans cette représentation. Musiciens et choristes sont autant fêtés que les chanteurs, er c'est mérité.

Ildar Abdrazakov, Dmitry Ulyanov, Pavel Černoch


Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José Luis Basso, Ildar Abdrazakov

Dimitry Ivashchenko, Anita Rachvelishvili

Adam Palka

Anita Rachvelishvili

Dmitry Ulyanov

avec Dimitry Ivashchenko

avec Elena Stikhina

Elena Stikhina, Dimitry Ivashchenko

Ildar Abdrazakov

Andrei Popov

avec Vasily Efimov



4 commentaires:

  1. Intéressante réflexion sur la portée d'une œuvre et les problématiques de la représentation. Votre article intelligent vous fait honneur, une fois encore. C'est toujours appréciable de bénéficier d'un regard expert.
    Merci donc.
    Pierre

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    1. Je rougis toujours à la lecture de vos commentaires ! Un grand merci pour votre sollicitude, Pierre.

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  2. Captivating feedback! Thanks

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