Translate

lundi 7 février 2022

Vienne, Belvedere : Au temps de Dürer (1)

 

 Le Belvedere de Vienne propose une riche exposition qui met (un peu abusivement, car il ne domine pas l'exposition, et est absent de cette première partie) le nom de Dürer et s'intéresse à la fructueuse peinture de cette époque dans les pays germaniques. Beaucoup de merveilles qu'on a rarement l'occasion d'admirer.

Marx Reichlich

La première salle se concentre autour de Marx Reichlich, un peintre proche de Pacher qui travaillait dans la région de Salzburg et dans le Tyrol. On sait qu'à la mort de Pacher, Reichlich partit pour Venise où le contact avec Bellini ou Carpaccio se traduisit par une peinture plus lumineuse, plus colorée.

C'est un peintre aujourd'hui rare (une quinzaine d’œuvres seulement conservées et attribuées avec une certitude "raisonnable") mais il fut célèbre en son temps et reçut commande de l'empereur Maximilien. Il influença notamment Lucas Cranach.

Marx Reichlich, La Vierge à l'Enfant avec Sainte Anne et une donatrice, 1499

Personnages enfermés dans une pièce luxueuse, décorée d'une précieuse tapisserie dorée et de bancs en marbre. La variété des expressions frappe autant que la souplesse des figures.

Fidèle à la tradition, Reichlich représente la donatrice à une échelle inférieure,  et le blason aurait dû permettre de l'identifier. J'ignore pourquoi ce n'est pas le cas.

Marx Reichlich, Florian Waldauf avec Saint Florian et Saint Georges, c. 1504

Chevalier tyrolien au service de Maximilien, Waldauf s'est fait représenter avec sa femme sur un portrait en deux volets.

Marx Reichlich, Florian Waldauf avec Saint Florian et Saint Georges, c. 1504

A gauche, il porte son armure et s'entoure de son saint patron, Saint Florian, un ancien soldat romain mort au sud de l'Autriche. La tenue noble apporte tout le prestige souhaité.

Marx Reichlich, Florian Waldauf avec Saint Florian et Saint Georges, c. 1504 (détail)

Saint Georges est depuis longtemps associé à son combat avec le dragon (j'avais détaillé les sources de cette confusion dans un article précédent) et c'est ici un guerrier élégant mais vigoureux qui écrase l'affreuse bestiole, hétéroclite comme il se doit. La création de ce monstre est très personnelle ; il me semble bien repérer une série de mamelles surnuméraires, la quantité étant aussi un attribut monstrueux. Ce qui fait de la créature une dragonne...

Marx Reichlich, Barbara Waldauf avec Sainte Barbe et Sainte Brigitte, c. 1504

Face à Florian, Barbara a droit également à deux saintes. Une Barbe/ Barbara peu féminine désigne sa tour emblématique (là aussi, j'avais fait un récapitulatif) et, à droite, Sainte Brigitte, la Suédoise, présente peut-être les Prophéties Merveilleuses.

Brigitte fut mariée et eut huit enfants et, à la mort de son mari, elle fonda un ordre, partit à Rome et fit un long pèlerinage en Terre Sainte. Elle s'impliqua activement dans la politique religieuse et rechercha particulièrement à unifier une église un peu dispersée. Ses Révélations furent consignées par un moine, traduites en français sous ce nom de Prophéties Merveilleuses, et devinrent un best-seller immédiat. La représentation de cette sainte entourée de moines et de moniales montre bien sa popularité et apporte un fructueux patronage à Mme Waldauf.

Marx Reichlich, La Visitation, c. 1502

La série autour de la vie de la Vierge permet à Reichlich d'exercer ses talents en variant les représentations. La Visitation devient prétexte à la description d'une ville médiévale animée, présentée en perspective descendante.

Marx Reichlich, La Présentation au Temple, c. 1502

La Présentation au Temple s'inscrit dans le décor à colonnes que le Moyen-Âge italien a durablement installé, et c'est toujours pour les peintres l'occasion d'exhiber leur virtuosité dans les matières (pierre et tissu de rigueur). Reichlich n'hésite pas à multiplier les détails, de l'écriture hébraïque sur le linge d'autel aux chaussures rouges du prêtre.

Marx Reichlich, Le Mariage de la Vierge, c. 1502

Construction complexe pour ce avec un effet de dedans/dehors, caché / montré, dont Reichlich se sort avec maestria. Je trouve seulement l'arrière-plan un peu moins réussi. Les portraits aussi sont de qualité, et je me suis interrogé si Joseph avec son bâton fleuri n'avait pas emprunté ses traits à Florian Waldauf. Ou est-ce le style de Reichlich qui crée un air de famille ?

Marx Reichlich, La Naissance de la Vierge, c. 1504

Scène tout aussi récurrente que cette Naissance de la Vierge, traitée avec les éléments canoniques (berceau, linges, bébé). Reichlich ose un personnage au premier plan de dos et son rideau rouge préfigure ceux du Caravage ! Je pense que l'Italien n'a cependant jamais eu connaissance de ce panneau...

Marx Reichlich, L'Adoration des Mages, c. 1504

Décor soigneusement décrit, rois individualisés aux somptueux atours, rien ne manque ici. Le tableau offre ses couleurs lumineuses et l'Enfant semble lui-même irradier.

Urban Görtschacher, La Légende de Suzanne, c. 1520

Peintre mystérieux, dont encore moins de peintures ont survécu, Urban Görtschacher s'illustra en Carinthie, dans l'Autriche du Sud. Apparemment un excellent peintre, à en juger par cette Légende très soignée où tout est de qualité : décor en perspective, arrière-plan minutieux, personnages, étoffes (plissés et drapés sont vraiment de remarquable facture).

Selon la légende, Suzanne était une jeune romaine de l'Antiquité, belle et instruite, qui souhaitait rester vierge. L'empereur Dioclétien souhaitait la marier à son fils, mais elle refusa toutes les multiples avances. Lorsqu'elle révéla qu'elle était chrétienne, les émissaires se convertirent à leur tour. Elle fut tout d'abord condamnée à l'exil et finalement décapitée. Son père fut arrêté, et également martyrisé, ainsi que les envoyés de l'empereur.

Si on regarde seulement le bas du tableau, on ne repère pas immédiatement Suzanne dans cette foule, et c'est un choix vraiment original de ne pas l'avoir placée au premier plan. Les émissaires l'encadrent, un peu écartés pour bien la laisser voir. Mais c'est bien le rayon divin qui permet de ne pas se tromper  ! Derrière elle, sa mère (je suppose) se tord les mains en signe d'affliction.

Michael Pacher

Pacher vécut dans le Tyrol et produisit peintures et sculptures, dont un fameux retable pour Saint Wolfgang. Il dirigea un atelier florissant à Brunico, dans le Haut-Adige. Ces régions, trait d'union entre Autriche et Italie, se retrouvent dans ses influences artistiques ; Mantegna, Filippo Lippi et Donatello ont marqué Pacher, mais les positions, le traitement des tissus évoque davantage l'art du Nord. On a souvent cité le nom de Nicolas de Leyde, grand sculpteur médiéval qui vécut à Strasbourg.

Michael Pacher, Joseph jeté dans le puits, c. 1495

Ce panneau très abîmé puise, cette fois, sa source dans l'Ancien Testament, plus précisément dans la Genèse. Joseph, un des douze fils de Jacob, attise la jalousie de ses frères. Ils prévoient de le tuer mais, grâce à l'intervention de l'aîné, Ruben, il est seulement dépouillé et précipité dans un puits. Des marchands l'en tireront ensuite et il connaîtra un brillant destin auprès de Pharaon.

La peinture, même en son état dégradé, montre l'originalité des postures et d'une composition qui s'encastre brillamment dans un panneau étroit ; il faisait partie du retable du maître autel dans la Stadtpfarrkirche à Salzburg.

Michael Pacher, La Flagellation, c. 1495

Une remarquable Flagellation dominée par un Christ résigné dont l'immobilité contraste avec les attitudes des bourreaux et les vives tractations derrière la balustrade. C'est peut-être chez Mantegna que Pacher a trouvé l'idée de postures compliquées (bras levés, cous tordus), peintes avec maîtrise. Tous les détails sont restitués avec une grande technique, et le peintre ose un cadrage inhabituel en ôtant tout le bas de la scène et en plaçant les bourreaux en contrebas.

L’œuvre est bien plus émouvante que beaucoup d'autres sur le même sujet à la même époque.

Michael Pacher, Le Mariage de la Vierge, c. 1495

Splendide Mariage. En comparaison avec la version de Reichlich, on voit Pacher moins intéressé par une mise en espace complexe ; les trois personnages principaux apparaissent au premier plan, avec les mains au centre de la composition. Pacher, minutieux portraitiste, nous propose une étonnante galerie ; les deux têtes à gauche du pilier, bouche entrouverte, ne manquent pas de sel !

anonyme, Autel-édicule avec saints, c. 1520

Provenant de la région de l'Enns, voilà un autel sculpté un peu énigmatique. Le peu d'attributs rend l'identification de la sainte bien malaisée ; on penche généralement pour Sainte Catherine. Je veux bien croire que ce soit compliqué : si elle n'a pas sa roue, j'ai du mal à la reconnaître !

anonyme, Autel-édicule avec saints, c. 1520 (détail, Saint Benoît, Saint Jérôme)

Les volets  présentent quatre saints fameux. A gauche en haut, Saint Benoît à Subiaco, en bas la pénitence de Saint Jérôme, avec lion et chapeau de cardinal obligés. Le pauvre Saint Jérôme, brillant grammairien, s'est vu nanti d'une légende populaire qui a évacué toute sa dimension intellectuelle.

anonyme, Autel-édicule avec saints, c. 1520 (détail)

A droite on a superposé deux martyrs : en bas, Saint Etienne est lapidé par d'affreux scélérats aux mines patibulaires. 

anonyme, Autel-édicule avec saints, c. 1520 (détail, Saint Sébastien)

Pour le saint du haut, j'ai eu besoin du panonceau ; il s'agit d'un Saint Sébastien ! Je ne sais si on voulait raconter ici la sagittation, auquel cas il ne resterait des flèches que deux points noirs sous la poitrine, ou si on illustrait la fin, lorsqu'on jette le Narbonnais (oui, oui !) dans un cloaque. Aux pieds du saint apparaît, presque à terre, un personnage qui semble tenir un instrument inquiétant. J'étais parti sur une scène de torture...

Finalement, en pondant l'article, des mois après ma visite, je me demande si ce n'est pas seulement un estropié muni d'une béquille. J'opte pour une foule nombreuse et hétéroclite (effet réussi d'ailleurs) qui tourne en dérision le saint attaché. Soit les flèches manquent, soit elles n'ont pas encore été décochées, et ce serait un épisode rarissime de la légende. Je renvoie à mon article sur Saint Sébastien de Rome pour plus de détails.

anonyme, Missel d'Augustin Posch, 1526

Un superbe manuscrit enluminé provenant de la Bibliothèque des Augustins, où le donateur figure en bonne place à droite de la Vierge. La frise associe audacieusement à l'image sainte un décor de putti qui batifolent dans la nature, au milieu de fleurs et d'oiseaux.

Les portraits

Les panonceaux soulignent l'influence de l'Antiquité ; les provinces de l'actuelle Autriche faisaient partie de l'empire romain et les artistes avaient sans doute accès aux œuvres antiques. Cependant cette période était surtout connue grâce aux copies de la Renaissance italienne, portraits ou scènes mythologiques.

Le portrait constituait une part importante de l'art de Reichlich et de Pacher, et d'autres artistes s'y étaient entièrement spécialisés. La maîtrise technique permettait une grande précision, et les panonceaux soulignent avec justesse combien les ateliers de l'époque équivalaient aux studios de photographes du XIXe siècle. En même temps, on s'écarte du seul sujet religieux, et l'homme devient un sujet.

anonyme, Portrait de Magdalena Kappler, c. 1544

Ce portrait d'une dame de toute évidence fort riche, à en juger par les vêtements brodés d'or, me semble contraster avec ses ongles. Est-ce un effet d'ombre ou ne sont-ils pas très propres ?

Paul Dax, Autoportrait, 1530

Paul Dax fut tout d'abord lansquenet (Landsknecht), un mercenaire au service d'une armée. Il combattit en Italie et prit sans doute part au sac de Rome. Il devint ensuite peintre sur verre, cartographe, peintre tout court. Une vie mouvementée, que l'artiste cherche à rappeler en se présentant, non avec des attributs de peintre, mais en tenue de lansquenet. J'aime bien sa pose malicieuse et son regard vif.

anonyme, Portrait du cardinal Matthäus Lang von Wellenburg, 1529

Lang von Wellenburg fut cardinal mais surtout un des plus importants ministres de Charles Quint. Il négocia le traité de Vienne (qui rattacha la Hongrie à l'Autriche) et joua de son influence pour pousser l'empereur à prendre des mesures énergiques contre Martin Luther. Il s'est fait représenter en homme puissant, avec un manteau qui envahit la peinture, et son expression sévère ne laisse aucun doute.

Wolfgang Huber, Portrait de Dame, c. 1522

Première oeuvre ici de Wolfgang Huber, excellent peintre et dessinateur, le mieux représenté dans l'exposition. Ses délicieux dessins m'ont toujours semblé d'une extraordinaire modernité. J'aime beaucoup ce crayonné sur le vêtement.

La dame semble restée anonyme, et il faudrait l'éclairage d'un spécialiste pour cette coiffe si particulière. Ce n'est pas moi, hélas.

Wolfgang Huber, Portrait de l'humaniste Jacob Ziegler, c. 1545

Très beau portrait, plein de lumière, avec une expression à la fois assurée, sage et sereine. Je ne sais pas grand-chose de Ziegler, apparemment célèbre pour son commentaire de l'Histoire naturelle de Pline le Jeune et un ouvrage de géographie.

Wolfgang Huber, Portrait d'un homme avec un béret, 1523

Autre portrait dessiné par Huber, tout aussi saisissant de vie et d'expressivité. Sale type ou pauvre quidam désabusé ?

Wolfgang Huber, Portrait des enfants de Hans Thenn, Maître de la Monnaie à Salzburg, 1516

Triple portrait d'enfants, encore assez rares dans l'art lorsqu'il ne sont pas de petits Jésus ou Jean-Baptiste. Les représenter tout seuls, sans papa ou maman, est alors exceptionnel.

Huber traite son sujet avec sérieux et les représente avec le même soin que ses modèles adultes, sans manquer de bien rendre l'enfance à trois âges différents. De la belle ouvrage.


La suite dans cet article...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Un grand merci de prendre le temps de laisser un commentaire. Je promets de le lire aussi vite que possible.
N'hésitez pas à signer votre message, ce sera encore mieux : je n'ai AUCUN moyen de connaître votre nom, votre e-mail, ou votre blog.
Si vous préférez que vos coordonnées n'apparaissent pas, mais que je vous réponde en privé, utilisez le formulaire de contact, accessible sur la version web du blog.