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vendredi 10 janvier 2020

Prague : Monastère de Strahov, le cloître et ses salles


Bien moins fameux que la bibliothèque, le cloître du monastère de Strahov vaut absolument la visite, notamment par ses remarquables salles peintes. Les plafonds de Nosecky m'ont enchanté !



 Sur la maquette du monastère de Strahov, qui permet de mesurer sa taille conséquente, on peut distinguer le carré du cloître, accolé à l'église comme à l'habitude.


On pénètre dans les bâtiments par un portail, sous l’œil bienveillant de Saint Norbert, le fondateur de l'ordre des Prémontrés auquel est rattaché le monastère.


Il faut contourner la basilique pour accéder à l'entrée, enguirlandée en cette période de fêtes. La cour sert aussi de parking! Il n'y a pas que dans les temples japonais !


Le cloître, charmant et paisible comme il se doit, tranche par sa rigueur sur le faste baroque de la basilique de l'Assomption, sa voisine.






Dans la galerie, je remarque un trompe-l’œil aux couleurs tendres, de meilleure facture que la peinture qu'il met en valeur.


J'ai trouvé des indications contradictoires, mais il se pourrait que l'auteur soit Siard Nosecky, que je retrouverai plus loin dans ma visite.


La fondation du monastère est présentée dans cette peinture sombre, avec la relation au divin montrée comme une évidence. C'est une représentation assez courante dans les édifices religieux.


Le cycle de Norbert de Xanten


Le fondateur des Prémontrés, Norbert, naquit dans le château de son papa, à Xanten, dans la région où la mythologie allemande place les exploits de Siegfried. A neuf ans, il fut placé dans la collégiale de la même ville pour qu'il devînt religieux, procédé courant dans les familles nobles. Il accéda au vicariat. Cependant il aurait préféré rapidement mener une vie plus joyeuse, aurait mis une jeune fille enceinte qui serait morte en couches. Ce drame fut suivi d'un second : il fut foudroyé alors qu'il chevauchait en Rhénanie, restant à-demi mort.

Cet épisode, qui rappelle l'éclair frappant Paul à cheval (épisode établi au Moyen-Age), le métamorphosa : il devint moine et voulut revenir à des pratiques austères en suivant la règle de Saint Augustin. En pèlerin obstiné, il parcourut la France pieds nus pour rencontrer en Languedoc le pape, qui l'autorisa à prêcher. A Valenciennes, il rencontra Hugues de Fosses, chapelain de Cambrai, qui l'assista de devint un parfait secrétaire, consignant et organisant ses missions. Il tenta ensuite de réformer les chanoines d'une abbaye de Laon, sans succès ; mais il obtint l'appui de l'évêque et put fonder, en 1120, sa première abbaye. L'ordre des Prémontrés était né, avec la double fonction de prier et d'enseigner.

Les débuts furent difficiles ; Norbert préférait reprendre sa mission évangélisatrice, dormir à la belle étoile et rencontrer les pauvres. Heureusement, le fidèle Hugues de Fosses était là pour organiser l'ordre et gérer son économie, s'occuper de ce qu'on appellerait aujourd'hui du mécénat. Même lorsque Norbert, conscient de ses responsabilités, rencontra les nobles fortunés pour obtenir des donations, Hugues se chargea d'administrer et de développer l'ordre en Europe.

La fin de la vie de Norbert est tout aussi passionnante dans un Moyen-Age aux nombreuses péripéties. Innocent II, le pape depuis 1130, est menacé par l'antipape Anaclet et doit se réfugier en France. Bernard de Clairvaux, l'abbé cistercien, prend sa défense et trouve en Norbert un appui solide.

Ainsi les deux ordres les plus influents de l'époque s'associent et pèsent sur la politique de la Chrétienté. Norbert devient même archichancelier du Saint Empire, mais sa volonté de réformes et son statut lui valent des ennemis ; on tente même de l'assassiner. C'est finalement du paludisme, alors répandu en Europe, qu'il décède à Magdebourg en 1134.

La rigueur de la structure économique établie par Hugues de Fosses et le charisme de Norbert valent à l'ordre de se développer un peu partout en Europe, notamment dans les pays de l'Est. Je pense qu'il est l'ancêtre direct des puissants Chevaliers Teutoniques.

Curieusement, Norbert ne sera canonisé qu'en 1582. C'est vraiment étonnant que ce personnage, fondateur d'un ordre influent, personnage d'une rédemption spectaculaire, proche des humbles, ait dû attendre quatre cent cinquante ans ! Motifs politiques sans doute, rivalités entre ordres, c'est un pan de l'histoire médiévale que cette absence raconte.

Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - La conversion de Saint Norbert
La représentation rappelle l'iconographie de celle de Saint Paul.

Dans les années 1620, le monastère de Strahov commande à Jan Jiří Hering, un peintre allemand influencé par l'art italien et devenu fameux à Prague (l'habituelle connexion nord-sud de la peinture), un cycle sur la vie de Norbert de Xanten.

Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - Saint Norbert donne ses biens aux pauvres.

Un cycle de peintures a fréquemment une fonction éducative ; comme aujourd'hui, le pouvoir de l'image est supérieur à celui du livre, et toute la population n'est pas lettrée.

Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - Saint Norbert reçoit la robe de l'ordre.

Si on veut apprendre aux gens la vie extraordinaire d'un saint et promouvoir son culte, il faut donc la montrer en images.

Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - Saint Norbert découvre les reliques de Saint Géréon.

Le cycle est intéressant ; Hering, artiste quasiment inconnu de nos jours, parvient à mêler style épique et scènes recueillies, paisibles et parfois intimes.

Historiquement, il s'agit du premier cycle consacré à ce saint sur les terres de l'actuelle République Tchèque. Hering utilisa la biographie d'un certain Johannes Chrysostomus van den Sterre, et suivit la même construction pour chaque tableau : une scène centrale complétée par deux autres, de part et d'autre, et deux inscriptions en latin en bas.

Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - Une araignée tombe dans le calice de Saint Norbert pendant la messe.

Cette scène-ci est suffisamment inusitée pour que je m'y arrête ! Alors qu'il servait la messe au monastère de Rolduc, Norbert vit une araignée tomber dans le calice. A l'époque, on était persuadé que toutes les araignées étaient mortelles, paraît-il. Il risquait donc une fin tragique ; il décida cependant de s'en remettre à Dieu. Il éternua et l'araignée fut expulsée par ses narines.

Cet épisode me semble surtout un conte bleu destiné à enrichir la biographie d'un saint et à frapper l'imagination populaire. L'artiste a représenté le moment où l'araignée va tomber, à peine visible au-dessus du calice. Il a surtout montré Norbert dans une pieuse attitude, dans la tradition de la dernière communion d'un saint ; calice, recueillement, atmosphère de piété générale.


Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - Saint Norbert exorcise les démons.

Je ne suis davantage pas certain de la véracité de cet épisode, mais les saints exorcistes ont toujours rencontré du succès. Hering crée un vif contraste entre le calme des moines et l'agitation des possédés.

Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - La dispute de Saint Norbert et de Tanchelm.

Un débat intellectuel, c'est un épisode plus rare dans ces cycles destinés à la foule, mais celui-ci se rapporte à un fait historique : l'évêque d'Anvers ordonna en 1124 à Norbert de se débarrasser de Tanchelm, un réformateur qui reniait le sacrement de l'Eucharistie. Succès du héros face à cette figure puissante, un point pour Norbert !

Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - Saint Norbert arrive à Magdeburg.

En 1126, Norbert devint évêque de Magdeburg. Il arriva pieds nus selon son habitude. La légende raconte que le portier lui aurait alors refusé l'entrée.


Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - Saint Norbert défend le pape Innocent II.

L'épisode historique que j'ai évoqué a été retenu pour montrer l'attachement de Norbert à la "vraie" église.

Jan Jiří Hering, Cycle de Saint Norbert - La mort de Saint Norbert

Classique des vies de saints, la mort suscite le chagrin généralisé. Hering s'est livré à une construction plutôt habile, utilisant la diagonale pour creuser l'espace et structurer le tableau, et employant la lumière avec efficacité.

Une chapelle décorée




L'autel rococo aligne attributs de richesse, marbres rutilants et or étincelant.


Je ne dispose d'aucune information sur cette salle et son contenu, j'en suis réduit aux suppositions.

Le moine en robe blanche, c'est vraisemblablement toujours Norbert dans la tenue des Prémontrés. Il est chaleureusement entouré d'un ange pendant que la Vierge avec son voile bleu lui dépose un anneau dans la main. Je ne vois pas du tout à quel épisode ce tableau fait référence, mais j'apprécie l'excellente qualité de la peinture baroque, lumières et carnations notamment.


La qualité est moindre ici mais le contraste entre le recueillement de Norbert et l'affolement généralisé autour, y compris du chien, est assez savoureux.


La scène dramatique de la conversion, avec Norbert jeté à terre (à moins que ce soit Paul, mais je présume qu'il s'agit d'un cycle), est bien reconnaissable.


Je sèche ; une femme avec un bébé, des gens attablés, une religieuse. La naissance de Norbert ? Une allusion à la mort en couches de sa bien-aimée ? Dans tous les cas, l'association de la tablée et du bébé reste pour moi énigmatique.


 La vraie merveille de cette salle, c'est le plafond fresqué, avec un excellent trompe-l’œil de Siard Nosecky, le peintre du plafond de la salle de théologie, un moine de l'ordre des Prémontrés. Le cas n'est pas rare, on connaît de nombreux moines peintres, sculpteurs ou architectes ; Fra Angelico était un frère dominicain, par exemple.

Ce plafond semble vraiment tridimensionnel, et une peinture légère et lumineuse remarquable. Le relief est conçu avec beaucoup de soin, débordant sur l'encadrement avec quelques jambes pendantes.

J'ai quelques doutes sur la scène, où on voit un archange (Saint Michel ?) fracasser une statuette, sans doute d'une idole païenne. Le médaillon porte l'inscription latine Surge tolle grabatum tuum et ambula, c'est le fameux Lève-toi, (prends ton lit) et marche. Je me creuse la tête pour trouver le rapport entre illustration et texte. Serait-ce une allusion à la vision de Daniel dans l'Ancien Testament, dans laquelle Michel se lève pour réveiller les morts ? Et qui est ce personnage, bien visible en rouge (couleur de vie) sur la gauche ? Je ne peux imaginer que ce soit le Christ, à une place inférieure par rapport à Saint Michel. Dans mon hypothèse, il pourrait s'agir de Daniel, mais je ne l'ai jamais vu représenté ainsi.

 Je me perds en conjectures... Je suis peut-être totalement à côté de la plaque !

Le réfectoire d'hiver et le tableau de Heinsch



 Cette salle basse permettait sans doute de mieux conserver la chaleur. Elle est couverte d'un élégant plafond orné de stucs blancs, du plus bel effet.

Jan Jiří Heinsch, Jésus après le jeune servi par les anges

On s'attend à une Cène, ou à un Repas chez Simon ou chez Levi, mais c'est un sujet bien plus rare qui a été retenu : Jésus après le jeune servi par les anges. Le passage illustré ici figure dans les évangiles lors du récit de la tentation : après quarante jours de jeûne, le Diable tente Jésus qui refuse à trois reprises. Il s'enfuit alors et les anges viennent apporter le repas.

Le peintre, Jan Jiří Heinsch, un spécialiste des sujets religieux, semble avoir choisi de raconter le moment après la fuite du Diable, qu'un putto, au centre, pourrait suivre du regard. Les cygnes tournent aussi leur cou dans la même direction.


  J'ai cherché le Diable dans le tableau en vain, mais j'étais loin (à la porte de la première photo), l'éclairage était médiocre et c'était bien difficile de distinguer. Cette image-ci correspond à ce que je voyais depuis la porte.

Heureusement le zoom m'a livré au moins le nom du peintre ! Les renseignements sur ces salles sont très difficiles à trouver.


Un autre charmant trompe-l'œil, bien meilleur que l'improbable capriccio ci-dessous.


Le réfectoire d'été et la fresque de Nosecky



A la différence de la précédente, ce réfectoire d'été est une spacieuse salle que de hautes fenêtres peuvent aérer. Le Bourguignon Jean-Baptiste Mathey s'était fixé à Prague depuis vingt-cinq ans et honorait de nombreuses commandes : écuries du château, palais archiépiscopal, nombreux palais privés et églises. C'est en 1691 qu'il acheva cette salle.


La chaire baroque est copieusement ornée d'applications dorées.


Et, sur les côtés, une série de portraits (abbés inévitables et autres dignitaires) nous fixent gravement.


Là encore, la fresque du plafond m'enchante. L'auteur est encore Siard Nosecky, chargé donc d'un important programme dans le monastère. Il dut passer du temps sur ses échafaudages !


Nosecky montre ici un talent vraiment exceptionnel, dans une fresque claire et harmonieuse, avec une palette de coloris chauds, presque pastels.


La maîtrise du trompe-l’œil est éblouissante. Et c'est un régal de détailler cette peinture vivante, où attitudes et expressions créent le récit.


Je pense aux références célèbres de ce type de banquet, comme Les Noces de Cana de Veronese, surtout que je trouve à ces personnages un style vénitien. Le thème est cependant Le Banquet céleste, même si les personnages restent bien terrestres.


Mais finalement, le nom qui me vient en tête est plutôt celui des Tiepolo, qui utilisent justement une palette similaire. Le serviteur au gilet bleu me rappelle précisément un personnage d'un de leurs tableaux !


Comme à la tribune dans une salle de bal ou de banquet, les musiciens œuvrent. Apparemment Nosecky s'est documenté avec précision, vu l'abondance de détails.



Je suis vraiment bluffé par la maîtrise de la perspective.


Et quelle vie dans les personnages, saisis dans leur mouvement ! Les enfants qui s'interpellent pour désigner un détail...

Je dois avouer ma stupéfaction. Les guides recommandent tous la visite des bibliothèques, effectivement remarquables, mais restent très discrets sur ces salles. Et pour trouver des informations sur Nosecky, il m'a fallu partir à la pêche polyglotte...

6 commentaires:

  1. Merci pour ce remarquable article, plein de photos malgré les obstacles que vous avez dû vaincre. C'est passionnant de suivre vos recherches en direct, de partager ainsi vos doutes et de profiter de votre formidable érudition.
    C'est aussi passionnant qu'un bon roman !
    Votre blog est unique, d'une incroyable richesse. Un grand merci pour nous en faire généreusement profiter.
    Jacqueline

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    1. La générosité, je la vois dans votre commentaire qui me comble de compliments (immérités, je vous le certifie) et dans lequel je lis la marque d'une sincère gentillesse.
      Un grand merci, Jacqueline !

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  2. Monasteries are high testimonies of civilization, and this one is outstanding with its amazing frescoes.
    Perfect post, your offer an awesome guided tour.
    Annie

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  3. Nous préparons mon voyage à Prague à Toussaint et vos articles nous sont très précieux. Nous n'allons pas manquer ce merveilleux monastère.
    Merci pour toutes vos informations et vos photos magnifiques. C'est un blog passionnant !
    Sérine et Thierry

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    1. Merci pour ce chaleureux commentaire et très bon séjour parmi les splendeurs de Prague !

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