Après ceux de Barcelone, voilà mon deuxième Boccanegra en quelques mois, très différent. Mon précédent, dans le Midi, était une production totalement conventionnelle et celle-ci s'avère aussi éloignée de la convention que possible.
Une nouvelle production de Calixto Bieito
A l'entracte, Maria envahie par les rats |
serail (L'Enlèvement au Sérail) du Komische Oper de Berlin avec son sérail pornographique, où Osmin chantait en se lavant les testicules sous la douche et où Konstanze était tenue en laisse comme un chien. Un véritable parfum de scandale entourait la production. Je n'ai d'ailleurs jamais vu une telle mise en avant des sous-entendus du texte, qui interroge sans doute aussi les questions de la bienséance sur scène. Une Armide de Gluck dans la même maison fonctionnait à peu près sur les mêmes bases.
Sa Forza del Destino, puis son Lear à Garnier m'ont paru beaucoup plus sages, avec une intéressante analyse des enjeux du livret.
Le chœur devant l'ossature du bateau aux saluts |
Son point de départ est intéressant : montrer toute l'œuvre du point de vue de Boccanegra, plus exactement comme si on était dans sa tête, avec donc le souhait d'éclairer sa psyché. Par conséquent, les personnages dépendent de la conception du corsaire devenu doge, et la scène est emplie de ses visions.
Les projections, un processus cher à Bieito, sont récurrentes et montrent beaucoup de visages. Le fantôme de Maria, la bien-aimée disparue, apparaît ainsi sur le fond, mais également sous la forme d'une figurante qui hante le décor. Celui-ci est une gigantesque tournette, sur laquelle s'est échouée une non moins imposante carcasse de bateau. On en voit une demi-coque pendant la première partie, puis il ne reste que l'ossature pendant la seconde. Ce décor spectaculaire est sans doute une prouesse des équipes, vu la complexité de la structure.
A l'entracte et au début de la seconde partie, la projection dévoile le corps de Maria peu à peu envahi par les rats, vision d'horreur qui manifeste une obsession de Simone, mais qui a beaucoup choqué les spectateurs.
Je suis plus partagé. Je trouve la vision originale et intéressante, et sa totale absence d'accessoires (sauf le seau d'Albiani, qui servira aussi de coupe pour le poison) concentre sur le jeu. J'ai beaucoup apprécié le réalisme de l'empoisonnement, qui met littéralement Boccanegra à terre, incapable de se relever. On est loin de ces peu crédibles agitations du mourant qui ne cesse de se redresser.
Quelques images puissantes : Fiesco, traînant sur une bâche de plastique le cadavre de sa fille, est effectivement très forte. Cela me rappelle certain Rigoletto qui avait fait couler beaucoup d'encre !
Ou encore Pietro qui égorge Albiani au-dessus de son seau à la fin de l'œuvre.
Malgré tout, il me semble que la coûteuse épave est bien peu exploitée. Et surtout, qu'on manque d'interaction entre les personnages. Le fait de se focaliser sur Simon semble avoir anéanti tout le reste. Jamais les personnages ne se regardent, tous les dialogues semblent s'adresser au public. Est-ce un choix de distanciation brechtienne ? Finalement ça ne me semble guère plus productif que la navrante convention, absente de théâtre et d'idées.
Je ne suis guère parvenu à saisir l'intérêt de l'époque choisie. Me sont venues des images de l'Allemagne de l'Est des années 1970, bottes en skaï et jupes à carreaux comprises, culminant dans une tenue particulièrement hideuse pour Amelia. Je me suis creusé la tête sans trouver de direction particulière.
Bieito livre dans le programme un texte intéressant sur son rapport à Gutierrez, l'auteur de la pièce d'origine, mais finalement peu éclairant. S'il y a du génie dans ce livret, c'est bien à Boito qu'on le doit, la comparaison entre les deux versions ne me semble pas laisser le moindre doute. Mais sur les bottes en skaï, pas un mot dans le programme !
Le plateau : beaucoup de satisfactions
Virginie Leva-Poncet, Mikhail Timoshenko |
Je n'ai pas voulu lire de critiques sur le spectacle, mais en discutant à la sortie des artistes, visiblement beaucoup d'entre eux ont été mis à mal. Je n'ai pas ressenti la même déception, bien au contraire.
Même les choristes sélectionnés pour les seconds rôles, Cyrille Lovighi en capitano et Virginie Leva-Poncet en ancella, m'ont surpris par leur volume et leur couleur.
Mikhail Timoshenko est de ces chanteurs vraiment intéressants à suivre, toujours satisfaisants, et dont on remarque à chaque spectacle l'évolution de la voix. Sa voix sonore et colorée est de bon augure pour des rôles plus marquants. L'assise dans les graves est de plus en plus assurée ; c'est du luxe pour Pietro !
Nicola Alaimo, Cyrille Lovighi
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Nicola Alaimo a souvent rodé son excellent Paolo Albiani, d'une diction précise et d'un style parfait. L'évolution du personnage, levier du pouvoir qui tombe en disgrâce, est parfaitement rendue dans son expression musicale. Un très beau travail, qui augure un Simon réussi lorsque le chanteur sera prêt !
Mikhail Timoshenko, Francesco Demuro |
Mika Kares |
Mika Kares est une merveille en Fiesco : plénitude d'une voix de basse suffisamment sombre et riche d'harmoniques, maîtrise du souffle qui lui permet un Lacerato spirito lent et détaillé, une infinité de couleurs pour exprimer la douleur. Magnifique legato comme il se doit.
Francesco Demuro, Maria Agresta |
Le métier de la cantatrice lui a permis de mettre bon ordre à tout cela. On sent cependant un instrument encore belcantiste : elle chantait Elvira des Puritani il n'y a pas si longtemps, et la tessiture d'Amelia est une tout autre paire de manches.
Ludovic Tézier |
C'est un vrai coup de maître. Il donne le sentiment que Verdi a composé la partition exprès pour lui, tant il se coule dans les notes sans jamais donner le sentiment d'effort, dominant la terrifiante scène d'Ecco le plebi, avec les éprouvants E vo' gridando pace / amor. Ligne de chant souveraine, richesse de la palette, élégance et pureté stylistiques. Et une vraie émotion.
Franchement, je me demande qui peut faire mieux à l'heure actuelle !
Fabio Luisi |
Les chœurs impressionnent par leur richesse et leur précision, et l'orchestre est vraiment saisissant. Des piani impalpables de cordes frémissantes, des trilles de trombone à faire trembler les murs, une petite harmonie d'une exquise délicatesse… Splendide.
Je dois avouer que j'ai été totalement conquis par la direction de Fabio Luisi, qui raconte le drame à elle seule, en tenant le flambeau jusqu'au bout. J'ai souvent trouvé le chef plus intéressant que ce que sa réputation laisse entendre, mais ce soir, j'ai été vraiment subjugué.
Mikhail Timoshenko |
Mika Kares |
Fabio Luisi |
Ludovic Tézier |
Avec Francesco Demuro |
Nicola Alaimo |
Avec Maria Agresta |
This show seems unusual. Disgusting picture with rats !
RépondreSupprimerBut fine singers, as you write.
Thanks for your great post !
Annie
Unusual indeed !
SupprimerThanks, Annie, fastest reviewer !
Article soigné, détaillé, argumenté. Je commence à saisir vos critères pour jauger de la qualité d'une représentation même si je reste un novice, mais tout ça m'intéresse vraiment.
RépondreSupprimerAu fait, vous êtes très bien sur la photo avec Mme Agresta !
Pierre
Merci pour vos compliments divers, sans doute assez immérités, mais je reste très sensible à la qualité de vos commentaires. Encore une fois, merci, Pierre.
SupprimerCe qui me plaît dans tes articles, c'est que tu as toujours vu l'œuvre, et que tu mets toujours la représentation en perspective avec d'autres. Rien de tel pour saisir les avantages (et les inconvénients) du spectacle.
RépondreSupprimerC'est super !
Françoise
J'ai toujours pensé qu'on ne pouvait se faire une opinion des œuvres d'art, et plus particulièrement de l'interprétation, que par comparaison.
SupprimerUn grand merci, Françoise !
Un bon article, posé, mesuré, l'avis de l'expert comme toujours.
RépondreSupprimerBises
Michèle
Merci beaucoup Michèle !
SupprimerGros bisous