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samedi 15 juin 2019

Moscou : L'appartement d'Andreï Biely, immense écrivain russe


J'ai acheté le billet combiné qui me permet de visiter la maison de Pouchkine et l'appartement d'Andrei Biely, deux grandes figures littéraires russes. Mais dont la renommée diffère ; si celle de Pouchkine a traversé les frontières, Biely, pourtant un des immenses auteurs mondiaux, reste méconnu.



En attendant de pouvoir accéder à son appartement, j'erre un peu. J'ai dû mal comprendre les explications de la préposée aux billets et je me retrouve dans le restaurant qui porte le nom de l'écrivain.


Finalement je vais redemander et la dame m'informe que l'entrée est au fond du hall des billets ! Il ne me reste qu'à gravir les escaliers.



Je suis frappé par l'originalité de la scénographie : des images variées sont disposées sur des fils tendus dans toute la hauteur de la cage d'escalier.

L'appartement est sis au troisième étage. Cela me rappelle celui d'une autre grande figure de la littérature, Anna Akhmatova, dont j'avais visité le logement à Saint Petersbourg.


Qui est Andreï Biely ?


Son père, professeur de mathématiques à l'université, tint à lui donner une riche éducation culturelle en le mettant en contact avec des œuvres d'auteurs russes (Gogol, Pouchkine), étrangers (Dickens, Lewis Carroll, Victor Hugo) et avec la musique (Beethoven et Chopin notamment). En cette fin de XIXe siècle, il découvre bientôt Nietzsche, Kant, la musique de Wagner qui l'impressionne considérablement. La poésie française, les "auteurs modernes français" s'ajoutent à sa formation culturelle.


Il écrit un essai sur Nietzche avant de se lancer dans un cycle étonnant, Les Symphonies. Ces quatre ouvrages, totalement révolutionnaires, sont rédigés en versets et mélangent personnages, fragments de récits, textes fantastiques où des objets prennent vie et où apparaissent des fantômes. Selon les propres mots de l'auteur, il faut y voir à la fois un sens satirique, un sens musical (où le rythme tient une grande place), un sens philosophique. Cette œuvre ambitieuse propulse sur le devant de la scène un génie de vingt-deux ans.

Il part en Europe et va à Paris où il loge dans la même pension que Jean Jaurès, ce qui favorise leur rencontre fructueuse. Il publie des poésies (le recueil Or sur Azur), des textes en vers, et  bientôt son premier roman, La Colombe d'argent.



Il rencontre Assia Tourguenieva, la petite-nièce de Tourgueniev, un merveilleux auteur russe (particulièrement de nouvelles) qui avait aussi vécu en France, ami de Prosper Mérimée et de Zola.

Assia est une artiste qui dessine, grave, et elle est immédiatement attirée par ce drôle de bonhomme, qui crée par l'écriture autant que par le dessin.


Tous deux sont attirés par l'eurythmie, une danse rituelle créée par Rudolph Steiner comme un langage universel, symbolique et fondamental. Cet art du mouvement s'inscrit dans un renouveau de la danse, que les Ballets Russes ou Loïe Fuller rendront plus célèbre. C'est à la fois une des bases de la chorégraphie "moderne", qui privilégie l'expression corporelle, et de la thérapie par l'art.

Le couple se séparera bientôt et Assia demeurera à Dornach, le berceau de l'anthroposophie, où est construit le Goetheanum de Steiner.



Biely publie son roman Petersbourg, une épopée monstrueuse, qui tire en tout sens, rudoyée par le vent de la folie. Un livre dont on sort groggy, épuisé d'avoir été tant secoué. On a l'impression qu'il s'agit d'une somme de toute l'histoire du roman, qui catalyserait tous les aspects et toutes les étapes de sa création. En tout cas, c'est avec celui-là que je l'ai découvert, avec à la fois le doute de ne pas avoir tout intégré et l'assurance d'être face à un monument de la littérature. Du genre de l'Ulysse de Joyce, pour donner une idée.

Voici un petit passage du début du livre pour mesurer cette écriture fantasque, qui oblique brusquement :

Apollon Apollonovitch Abléoukhov jeta un regard bref et distrait vers le sergent de ville, le coupé, le cocher, vers le grand pont noir, vers les espaces de la Neva, dont les lointains brumeux et ternes hérissaient les lignes de leurs cheminées, et d'où regardait d'un air apeuré l'île Vassilevski.
Le laquais grisonnant claqua la portière avec empressement. Le coupé s'envola comme une flèche dans le brouillard et le sergent de ville qui s'était trouvé là tourna la tête vers le brouillard sale, dans la direction où s'était envolé comme une flèche le coupé ; il poussa un soupir et s'en alla; le laquais lui aussi regarda dans la même direction, vers les espaces de la Neva dont les lointains brumeux et ternes hérissaient les lignes de leurs cheminées et d'où regardait d'un air apeuré l'île Vassilevski.
Nous n'en sommes qu'au début, mais je dois interrompre le fil de mon récit, afin de présenter au lecteur le lieu de l'action d'un certain drame.

Carrés, parallélépipèdes, cubes.

A l'endroit où se balançait seulement une humidité grise, on vit s'efforcer d'apparaître, opaque, puis descendre du ciel sur la terre, sale et noirâtre, la cathédrale Saint-Isaac; s'efforça d'apparaître et apparut enfin le monument équestre de l'empereur Nicolas Ier; au pied de la statue, surgit du brouillard le bonnet poilu d'un grenadier impérial.
Le coupé volait vers la Perspective Nevski.
Si vous êtes tenté, le roman est réédité et se trouve sans difficulté. 

Biely adhère, avec son ami Aleksandr Blok, aux idées révolutionnaires mais il se montre rapidement plus critique. C'est un esprit libre qui tolère mal dogmes et contraintes. Il s'écarte des théories du nouveau gouvernement comme il l'a fait avec l'anthroposophie ou le marxisme.
Cette attitude de franc-tireur lui vaut évidemment des ennuis. Lenine est plus tolérant envers le personnage que Trotski qui le critique violemment.

Il rédige Glossolalie, un extraordinaire essai sur le langage, sur la manière dont se forment les mots 'y compris dans la bouche) : un fondement de la linguistique moderne. Il a rencontré sa seconde femme, Klavdia Nikolaïevna Vassilieva, une autre anthroposophe fervente, qui exerce une influence apaisante.

Il meurt en 1934, à l'âge de cinquante-quatre ans. Son épouse se bat pour éditer son œuvre en Russie malgré la censure, pendant qu'un réseau de fidèles diffuse ses ouvrages à l'étranger. Aujourd'hui, on reconnaît plus généralement la puissance de sa littérature et son apport à la langue russe.

L'appartement


La chambre de la mère


Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

C'est dans cet appartement que naquit Boris Nikolaïevitch Bougaïev, qui n'a pas encore pris son nom de plume d'Andreï Biely. Il y vécut jusqu'à l'âge de vingt-six ans. C'est donc un appartement typique du tournant du siècle moscovite.

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

Viktor Shtemberg peignit ce portrait de Margarita Morozova, une mécène qui tenait un salon artistique où se côtoyaient grands noms et jeunes loups. Biely lui écrivait qu'elle était "l'aube de son futur".


Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

La pièce présente les premières œuvres de Biely, que les couvertures rattachent clairement au symbolisme.

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

Divers objets se rattachent aux autres femmes (aux "muses") de l'écrivain.

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

Les dessins et graphiques sont trompeurs : il ne s'agit pas d'expression artistique mais de schémas qui synthétisent la construction de textes.

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la chambre de la mère

L'acuité du regard dans cette photo de l'écrivain !

Le bureau du père


Moscou, appartement d'Andreï Biely : le bureau du père

Le bureau où travaillait le professeur d'université contient le mobilier d'origine, étonamment varié entre table massive en acajou, étagère rustique et bibliothèque tournante.

Moscou, appartement d'Andreï Biely : le bureau du père

Moscou, appartement d'Andreï Biely : le bureau du père

Moscou, appartement d'Andreï Biely : le bureau du père

Moscou, appartement d'Andreï Biely : le hall

Le hall présente meubles et valises qui ont appartenu à l'écrivain voyageur, qui avait sillonné l'Europe jusqu'à la Norvège mais avait aussi visité l'Egypte et la Palestine…

La salle à manger


Moscou, appartement d'Andreï Biely : la salle à manger

Un réel talent pour le croquis ! 

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la salle à manger

Même s'il se déclarait peu doué de ses mains, Biely avait tout de même un sacré coup de crayon.

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la salle à manger

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la salle à manger

Moscou, appartement d'Andreï Biely : la salle à manger

La ligne de vie


Moscou, appartement d'Andreï Biely : la ligne de vie

Cet énorme document divisé en quatre parties est l'autobiographie que Biely traça. Un schéma narratif, presque une carte mentale, en tout cas un document extraordinairement synthétique.
Il expliqua lui-même qu'il y avait représenté les périodes de grande activité intellectuelle et celles de dépression, les personnes qui avaient compté pour lui (en distinguant adjuvants et opposants). Les "cuvettes" représentées en bas expriment les influences culturelles successives. Les travaux littéraires y sont également signalés.

C'est à la fois très simple, une fois qu'on a compris le principe, et très complexe pour identifier tous les éléments. En tout cas, ce travail d'auto-analyse est passionnant. Respect.

Moscou, appartement d'Andreï Biely : dessins et photographies

Moscou, appartement d'Andreï Biely : graphique

Moscou, appartement d'Andreï Biely : graphique

Moscou, appartement d'Andreï Biely : dessin

Dans Arbat, une fois encore



Pour me rendre vers le Théâtre Helikon et assister à la Dame de Pique, le plus simple est encore de remonter Arbat, encore et toujours, dans l'autre sens.





Séparée par un boulevard, la maison de Gogol. Encore une résidence d'écrivain. C'est pour le prochain voyage !


Le palais d'Arseny Morozov, une incroyable réalisation des années 1850. L'architecte Viktor Mazyrin se serait inspiré des styles espagnols et portugais, et notamment du palais Pena à Sintra. Je n'ai jamais mis les pieds au Portugal, je ne peux confirmer !



24 commentaires:

  1. So great ! A new post ! A clever look into an unknown writer's world. I will look for Biely's books.
    Thanks, this post really stands up.
    Congratulations ! It is such a pleasure to write a new message here !
    Annie

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    1. Thanks, dearest Annie ! I am very sorry, but I was very busy with my job till now. I hope to write few posts during next week...

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  2. Une découverte d'un auteur dont la renommée reste très confidentielle en France. Votre article est riche, bien documenté, et donne envie de se jeter dans son œuvre. Merci pour cette belle révélation !
    Pierre

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    1. Quel plaisir de lire vos encouragements plein de bienveillance !
      Un grand merci, Pierre.

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  3. Biely is one of 10 major authors in world literature. Thanks for your great post, and I hope that many readers will discover it!
    Aleksey

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  4. Je ne connais pas grand chose à la littérature russe, encore moins cet écrivain encore dans l'ombre, mais ton article m'a passionné. L'appartement est très vivant et les œuvres de ce monsieur sont extraordinaires : dessins impressionnants, Ligne de vie... Fulgurante (à défaut d'un autre mot que je ne trouve pas), et l'extrait que tu as inséré montre un écrivain vraiment hors normes.
    Bref, je me suis régalé avec ton super article.
    Bises
    Michèle

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    1. Je me suis demandé si j'avais assez insisté sur ce côté protéiforme de ce diable de bonhomme. Merci en gout cas de l'avoir souligné !
      A très bientôt si ça tient toujours.

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  5. Extraordinaire visite. Assurément un auteur passionnant à découvrir !
    Julien

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    1. Merci beaucoup Julien. Je vous conseille la lecture sans réserves !

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  6. Fantastic author! It is a pleasure to discover his home. I hope your post will make Biely as famous as he diserves.
    Anton

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    1. Thanks Anton! I hope too, but my blog is not famous at all! I am afraid my post will be very confidential...

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  7. Passionnante visite! L'appartement semble très vivant. Merci pour tes textes instructifs.
    Bises
    Françoise

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  8. Captivating post about a giant! Congrats.
    Olga

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  9. Cela est un page tres beau et j ai trouve le tres interessant.
    Biely est un ecrivain tres considerable et il devrait etre connu au monde entier.
    Merci un Francais pour tres aimer la culture et les livres de Russie.
    Je vous congrate pour votre blog tres beau et les articles exceptionnels sur l art.
    Je recommande votre blog a tous les peuples interesses par l art et la culture.
    Violeta

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    1. Que répondre à tant de gentillesse ?
      Je vous félicite pour votre message en français, et je vous remercie du fond du coeur pour votre gentillesse et vos compliments !
      Votre commentaire illumine ma journée.
      Toutes mes amitiés, Violeta.

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  10. Andreï Biély a baigné dans un milieu érudit. J’ai eu envie de lire ce grand écrivain qui m’était totalement inconnu, et je ne le regrette pas. Son livre « Petersbourg » nous parle, de sa noblesse au XIX° siècle, de la ville, sans oublier les belles maisons sur la perspective Nevski. C’est une écriture agréable, simple et surtout libre ce qui est rare.
    Grâce à toi je l’ai découvert et je t’en remercie . C’est un grand plaisir.
    Bises. Mam.

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    1. J'espère apporter une contribution à sa reconnaissance actuelle, si modeste soit-elle ! Effectivement la liberté de son écriture frappe tout de suite, et je pense que, si son appartement n'en témoigne pas pleinement, les œuvres exposées restent assez éloquentes.
      Gros bisous !

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