Un Peter Grimes exceptionnel au Theater an der Wien de Vienne.
Peter Grimes est un opéra passionnant à plus d'un titre. Bouleversante partition de Benjamin Britten, c'est une œuvre qui présente un homme en proie à ses tourments et offre une galerie de portraits haute en couleurs, mais montre comment une communauté exclut, ostracise, un homme différent. La communauté fait bloc et se mue en meute pour se débarrasser d'un personnage qui ne correspond pas à ses standards, à son modèle établi, et le fait avec une violence qui la rend bien plus inquiétante. J'oserai un parallèle avec le Frankenstein de James Whale, le chef-d'œuvre de 1931, où le monstre est bien là communauté bien-pensante plus que la créature monstrueuse. Le refus de compréhension, la dénégation d'une aide (sinon de forcer l'intrus à se couler dans le moule) offrent matière à une profonde réflexion.
C'est d'autant plus intéressant que Grimes est loin d'être parfait, a ses zones d'ombre. Ce n'est pas un saint de vitrail, loin s'en faut. Les apprentis qui disparaissent sur son bateau en font même quelqu'un d'inquiétant et son obstination à vouloir des enfants est encore plus problématique, surtout que le livret laisse le champ libre.
Livret puissant, partition expressive qui réclame des chanteurs-comédiens de talent, tout est réuni pour une grande œuvre, pas facile à mettre en scène.
La production de Christoph Loy
Le Theater an der Wien reprend avec pertinence l'excellente production de Christophe Loy, très personnelle et réfléchie, créée en 2015, et conserve même une partie de la distribution.
Le décor de Johannes Leiacker reste d'une redoutable efficacité : un sol fortement incliné illustrant une marine, éclairée par Bernd Purkrabek, au début avec une suavité qui suggère la brume de mer. Quelques éléments : un lit-bateau à l'avant-scène, lieu des tourments, un canapé, quelques chaises pour la communauté.
Celle-ci forme le groupe attendu et souvent montré, mais fortement individualisé par les costumes. Ainsi l'excentrique Mrs Sedley, dépendante de ses pilules auprès du pharmacien, arbore une tenue un peu bohème qui s'oppose à la tenue stricte de l'institutrice, Ellen Orford.
Si Britten et son librettiste ne tranchent pas vraiment sur les penchants de Grimes, Loy est sans équivoque. Son apprenti n'est pas un enfant mais un jeune homme, et le marin est clairement attiré par lui. Plus encore, le capitaine Balstrode, réputé comprendre Grimes mieux que personne, l'est également. Il embrasse l'apprenti avant de le rejeter, dégoûté par lui-même et sans pouvoir accepter sa propre nature.
Ellen est veuve et tente de refaire sa vie en retrouvant un statut social, même avec ce réprouvé de Grimes, même s'il faut pour cela percer les mystères de cet être complexe et parfois violent. Cependant jamais il n'a un regard pour elle. Malgré tout, elle reste pleine de générosité et de compréhension, les traits généralement soulignés dans les productions.
La communauté montre ostensiblement son rejet, se massant en bout de plateau, et son opposition s'accompagne souvent de violence.
La complexité de Grimes fait de lui parfois un enfant blotti sur son lit mais surtout un être dépassé par sa personnalité, sa situation, l'hostilité du village. Sa volonté de reprendre un apprenti malgré la mort des précédents semble un cap, une volonté à laquelle il s'accroche car elle lui permet de ne pas faiblir. A la fin, il avance vers la lumière aveuglante d'une porte entrouverte, comme enfin délivré.
Un tout jeune chef
Thomas Guggeis n'a que vingt-sept ans et semble tout juste sorti du lycée. C'est pourtant un chef déjà établi et nanti d'une flatteuse réputation : le successeur de Barenboim au Staatsoper de Berlin, tout de même !
Il dirige avec beaucoup de souplesse et de détails. Très attentif au plateau, il soigné avec raffinement l'orchestre qu'il place en véritable protagoniste du drame, grâce à une articulation extrêmement précise. L'ORF Radio-Symphonieorchester Wien, quasiment l'orchestre maison, répond avec une grande richesse de textures, et la variété des couleurs des cordes s'impose aux oreilles. L'Arnold Schoenberg Chor, également invité permanent, se compose d'une majorité de jeunes chanteurs, excellents musiciens, qui apportent une implacable précision rythmique (si importante dans l'œuvre) autant qu'une grande beauté des timbres. Les appels du chœur "Peter Grimes !" entrecoupés de silence total, sont émis avec puissance et dramatisme. On en a froid dans le dos.
Grande distribution
Le Suédois Erik Årman campe un inquiétant Reverend Horace Adams, dessiné avec autorité.
Thomas Faulkner, Edwin Crossley-Mercer, Lukas Jakobski |
Lukas Jakobski, une basse polonaise que j'ai entendue au Covent Garden et ici dans Guillaume Tell, impressionne par la qualité de la voix ; il sait jouer de sa taille pour composer un Hobson un peu effrayant, qu'on n'aimerait pas croiser dans une rue déserte. Je ne connaissais pas Thomas Faulkner, jeune basse allemande, également impressionnant par ses sonorités. Un excellent Swallow dont la puissance ne faiblit pas, quel que soit le registre.
Le Méthodiste Bob Boles est interprété par Rupert Charlesworth, excellent ténor anglais bien distribué. Je l'ai entendu dans du Bach, du Haendel et dans le Midsummer Night's Dream à Aix, toujours impeccable. Il est extrêmement engagé dans le rôle et sa voix bien projetée se repère même dans les ensembles.
Les deux Nièces sont confiées aux jeunes chanteuses de la troupe : Miriam Kutrowatz avec une voix brillante, et Valentina Petraeva au timbre plus adouci, excellentes l'une comme l'autre.
J'entends pour la troisième fois Rosalind Plowright en Mrs Sedley. La chanteuse n'est pas toute jeune (c'est la première Norma que j'aie vue sur scène) mais elle a gardé la fermeté de la voix. Musicienne précise, y compris dans les complexités rythmiques de son rôle, elle peaufine une composition savoureuse dans laquelle elle s'investit à fond.
Il faut dire qu'elle est restée très mince et, dans cette sculpturale robe rouge, elle a encore une allure folle !
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Agneta Eichenholz, Eric Cutler, Andrew Foster-Williams, Hanna Schwarz, Thomas Faulkner |
Agneta Eichenholz retrouve Ellen Orford, à laquelle elle apporte beaucoup de sensibilité. Sa voix puissante alterne harmoniques riches avec une pureté éclatante qui fait merveille dans les ensembles, où sa partition fuse comme une flèche.
Eric Cutler |
C'est un passionnant interprète, que j'ai vu jadis dans Puritani ou Traviata, puis dans le redoutable rôle de Bacchus à Aix. J'avais apprécié aussi son Lohengrin, vu sur Operavision. Beau parcours, débouchant aujourd'hui sur un Grimes que je n'oublierai pas.
Thank you very much!
RépondreSupprimerEric
Thanks a lot to you!
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