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mercredi 11 décembre 2019

Vienne : Bruegel au Kunsthistorisches Museum (4)


En 1565, Bruegel crée pour son ami Niclaes Jonghelinck, un banquier d'Anvers, un cycle autour des saisons. De nombreux peintres illustreront cette thématique ultérieurement, de Poussin à Cézanne, mais il ne faut pas oublier que cette présentation du passage du temps est un thème récurrent depuis le Moyen-Âge, notamment dans les livres d'heures et les bréviaires. Je renvoie à la magnifique exposition de la Morgan Library de New York centrée sur ce point.

Cinq tableaux de cette série nous sont connus.


Pieter Bruegel l'Ancien : La Rentrée des troupeaux


Pieter Bruegel l'Ancien, La Rentrée des troupeaux

Plusieurs tableaux de Bruegel utilisent cette même composition, avec un vaste premier plan et un paysage à l'arrière, qui se poursuit vers un horizon lointain. Cependant la différence se marque avec la palette, ici concentrée sur l'ocre doré des ruminants, repris par les cultures et certains éléments naturels.

Ici on rentre les troupeaux à l'étable en fin de journée, et une partie du paysage bénéficie encore des rayons du soleil. On descend aussi. C'est un retour des alpages vers la vallée.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Rentrée des troupeaux (détail)

Bruegel ne manque pas d'humour, et je pense que cette vache qui nous regarde est aussi un clin d’œil de l'artiste !

Pieter Bruegel l'Ancien, La Rentrée des troupeaux (détail)

Les paysans impriment le mouvement, de droite à gauche. Plusieurs vont à pied mais l'un d'entre eux, aux vêtements plus aisés, avance à cheval. Piques et gaules permettent de diriger le bétail, et l'homme à gauche sur ce détail semble saisi dans son mouvement.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Rentrée des troupeaux (détail)

Ce paysan-là semble saisi dans le même instantané, et il a fort à faire avec un bestiau qui s'est retourné alors que ses congénères ne montrent sagement que leur croupe. Comme toujours, les vêtements sont si minutieusement décrits qu'on peut en lire les couches superposées.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Rentrée des troupeaux (détail)

Comme le troupeau, le fleuve s'écoule, scindant le paysage en deux. C'est bien un moment de l'année qui est dépeint. Certains arbres ont le feuillage roux, d'autres sont entièrement dénudés. Le peintre retient une période de changement dans la nature.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Rentrée des troupeaux (détail)

Des ouvriers agricoles s'activent dans les vignes. Dernières vendanges, récolte de sarments peut-être. Mais à leur gauche, on identifie clairement un gibet. La vie et la mort, la sécurité et l'inquiétude. C'est un tableau finalement bien plus sombre qu'il n'y paraît.

 Pieter Bruegel l'Ancien : La journée sombre


Pieter Bruegel l'Ancien, La Journée sombre

Ce n'est rien à côté de cette Journée sombre, dont j'ignore si le titre flamand a, comme sa traduction française, également un sens métaphorique. Après le sommeil de l'hiver, place à la fonte des neiges et au sol détrempé.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Journée sombre (détail)

A droite du tableau, un paysan procède à l'émondage des saules. Il est encore chaudement vêtu d'une culotte, les beaux jours ne sont pas encore arrivés. Un homme mange des gaufres et l'autre tient par la main un enfant, coiffé de la couronne de l'épiphanie : deux détails déjà montrés dans Le Combat de Carnaval et Carême. L'enfant est encore porteur d'une lanterne allumée, nécessaire à cette période où le soir tombe encore vite.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Journée sombre (détail)

A gauche, une foule de personnages s'anime. Devant l'auberge, signalée par son enseigne à l'étoile, un vielleux semble tourner la tête vers le pisseur qui se soulage contre le mur. Il paraît que ces hommes en train d'uriner seraient nombreux dans les tableaux de Bruegel, mais je les cherche souvent en vain.

Au milieu de la cour, on assiste à un vivant désaccord entre un couple (femme à bonnet, homme à culotte) et leur petite fille.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Journée sombre (détail)

Ce qui me ferait penser à un double sens du titre, c'est ce sinistre arrière-plan. La rivière est grossie par la fonte des neiges et ses flots tumultueux créent de multiples vagues, auxquelles les embarcations ne résistent pas. Je vois au moins six fragments de bateaux, peut-être certains n'en provenant d'un seul. Certes, la vie reprend, le ciel se découvre, mais la mort est encore là.

Sans être le plus célèbre de la série, je trouve ce fascinant tableau très caractéristique de l'art du récit de Bruegel, et de sa capacité à créer du contrepoint pour montrer que la vie avance malgré tout, au rythme de la nature, et que la mort en fait partie.

Pieter Bruegel l'Ancien : Les Chasseurs dans la neige


Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige

En revanche, Les Chasseurs dans la neige est bien une toile des plus fameuses de Bruegel, une de ses célèbres illustrations de l'hiver. Cette fois, le premier plan est à gauche, et l'arrière-plan se dévoile à droite.

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail)

Les chasseurs rentrent donc, silhouettes anonymes engoncées dans leurs vêtements chauds, porteurs de leur attirail. Les chiens de races diverses portent des colliers pour la plupart. A gauche, un homme est saisi en train de transporter une table, et une famille avec enfant s'affaire à entretenir le feu. Peut-être pour y cuire le gibier à venir.

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail)

Après la vache qui nous regarde, voici le chien qui se retourne pour fixer le visiteur importun.

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail)

Nous sommes devant une auberge, Dit is inden Hert, Au cerf, ce qui paraît adapté dans une région de chasse. Les tempêtes hivernales semblent avoir mis l'enseigne à mal.

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail)

Mais l'hiver, le froid, la neige qui recouvre tout, c'est aussi un grand moment pour profiter des étangs gelés ! La peinture nordique, à la suite de Bruegel, montrera longtemps ces plaisirs du patinage.

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail)

Comme à l'accoutumée, Bruegel individualise peu les visages, mais évite toute monotonie en montrant des personnages variés. Une conversation entre un homme assis avec son chien et un autre debout, des tout petits dans leurs premières expériences, des groupes qui se poursuivent, une mère qui vient de lâcher son rejeton... Quelques chutes aussi.

Chez Bruegel, les femmes ont du caractère ; l'une d'elles refuse obstinément de céder à l'homme qui l'entraîne, comme celle qui refuse de sortir de chez elle dans la Danse des Paysans.

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail)

Mon favori, c'est ce patineur qui se lance dans une figure, l'ancêtre du patinage artistique !

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail)

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail)

Les oiseaux sont un leitmotiv régulier des tableaux de Bruegel. Le corbeau, en particulier, apparaît souvent. Noir sur la neige blanche, à l'image de cette peinture tout en contraste, comme cette saison glaciale où on s'amuse plus que jamais.

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien : Le Massacre des Innocents


Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, Le Massacre des Innocents (détail)

Le Kunsthistorisches Museum possède, outre les "vrais" chefs d'oeuvre, quelques bonnes copies d'autres tableaux de Bruegel. Le Massacre des innocents était longtemps considéré comme authentique jusqu'à ce qu'un examen permette de dater le bois du panneau après le décès de l'artiste. Comme les deux Tours de Babel, Le Portement de Croix et La Conversion de Saint Paul, Bruegel y a transposé à son époque un épisode biblique. Ici il a illustré le récit dramatique dans l’Évangile de Matthieu où Hérode a ordonné de tuer tous les nouveaux-nés de Bethléem.

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, Le Massacre des Innocents (détail)

Bruegel raconte ici la férocité d'un sac de soldats, une armée hétéroclite détaillée avec l'habituelle minutie. Cavaliers et fantassins, armures, tenues élégantes et mises ordinaires, la variété de la troupe est bien mise en avant. Mais la violence et le mouvement, que le peintre saisit toujours avec virtuosité, ne laisse aucun doute.

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, Le Massacre des Innocents (détail)

On ne manque pas de détails, comme toujours : un soldat fait la courte échelle pour que son collègue sur le tonneau puisse entrer plus facilement. A l'arrière, un s'est caché pour surprendre une mère. On retrouve aussi l'enseigne d'auberge, un détail familier. D'ailleurs, on trouvait la même dans La Journée sombre !

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, Le Massacre des Innocents (détail)

Au centre, Bruegel a génialement rassemblé les soldats en une masse anonyme de casques et de piques. Avait-il eu connaissance de la Battaglia di San Romano, l'extraordinaire triptyque où Paolo Uccello utilisait ce même procédé ?
En tout cas, il utilise magistralement le contraste entre cette terrifiante masse immobile et la scène d'horreur qui se déroule juste devant. Les soldats tuent férocement, et les mères manifestent chagrin, panique, tentatives de protection.

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, Le Massacre des Innocents (détail)

Devant la maison de gauche, on commente l'événement sans chercher à fuir. Ces quelques personnages immobiles dans le chaos semblent surtout avides de la rumeur. Toujours l'effet de contraste.

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, Le Massacre des Innocents (détail)

Mais ce sont bien les seuls. Autour d'eux, chiens, chevaux ferrés, cavaliers s'élancent.

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, Le Massacre des Innocents (détail)

Un homme tente de résister en amenant son chien, une bête impressionnante. Il redresse la tête, dans un mouvement assez proche de celui du cavalier dans Le Portement de Croix. Il pourrait s'agir d'un autre soldat mais finalement, j'ai l'impression que c'est plutôt un des villageois.

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, Le Massacre des Innocents (détail)

Tentatives de résistance, supplication, désespoir (magnifique expression de l'homme grisonnant, à droite) n'y font rien. Le cheval est pourtant attiré par le cadavre d'un enfant sur le tablier de sa mère. Ce petit morceau de tableau réussit à raconter bien plus que des toiles entières sur le même thème !

C'est un des plus éloquents Massacre des innocents que je connaisse, et sans doute cette capacité bouleversante à dépeindre la multiplicité des émotions humaines n'y est pas étrangère. Rarement aussi on a autant opposé les soldats et le peuple.

Copie d'après Pieter Bruegel l'Ancien, La Trappe aux oiseaux

Une autre bonne copie que cette Trappe aux oiseaux, un autre fabuleux paysage d'hiver. Je me contente de cette photo, sans plus de détails. L'original est aux Beaux-Arts de Bruxelles...


7 commentaires:

  1. Another outstanding journey into amazing paintings. A great experience in a perfect article.
    Congrats!
    Annie

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  2. Un article exceptionnel grâce à la finesse de votre regard et à votre érudition toujours aussi plaisante. J'ai eu énormément de plaisir à dévorer cette passionnante publication !
    Pierre

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    1. Le plaisir à la lecture de votre commentaire n'est pas moindre.
      Merci, Pierre.

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  3. Fabuleux ! Une série de passionnantes analyses pour clôturer en beauté cette remarquable série d'articles sur Bruegel !
    BRAVO.
    Françoise

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  4. Un plaisir à admirer les tableaux et surtout à lire les commentaires passionnants.
    Merci beaucoup. Gros bisous. Mam.

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    1. Ce fut un grand plaisir de retourner les voir et de réaliser ces articles.
      Grand merci, gros bisous.

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