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mardi 19 novembre 2019

Vienne : Bruegel au Kunsthistorisches Museum (2)



Après les trois tableaux de la dernière période de Bruegel, je poursuis mon exploration dans la série exposée au Kunsthistorisches Museum de Vienne.

Reculons un peu dans le temps.



Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel


Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel

 Il existe deux versions connues de La Tour de Babel ; celle de Rotterdam, plus tardive, semble la suite de celle de Vienne, avec une construction plus avancée mais prête à s'effondrer.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel,

Elle est de plus petites dimensions par ailleurs. On sait qu'il en existait une troisième version, une miniature sur ivoire, mais on en a perdu la trace. Comme la première, celle-ci rappelle le Colisée, que Bruegel avait vu durant son séjour à Rome.

Quelle que soit la version, elle fait référence à un célèbre passage de la Genèse, rarement illustré chez nous, mais davantage en Europe du Nord, notamment dans les gravures. Voici donc le texte, au chapitre XI, versets 2 à 9.

Au cours de leurs déplacements du côté de l’orient, les hommes découvrirent une plaine en Mésopotamie, et s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! fabriquons des briques et mettons-les à cuire ! » Les briques leur servaient de pierres, et le bitume, de mortier. Ils dirent : « Allons ! bâtissons-nous une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les cieux. Faisons-nous un nom, pour ne pas être disséminés sur toute la surface de la terre. » Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et le Seigneur dit : « Ils sont un seul peuple, ils ont tous la même langue : s’ils commencent ainsi, rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront. Allons ! descendons, et là, embrouillons leur langue : qu’ils ne se comprennent plus les uns les autres. »
De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre. Ils cessèrent donc de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela Babel, car c’est là que le Seigneur embrouilla la langue des habitants de toute la terre ; et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la terre.


J'ai inséré tout le passage, mais Bruegel se concentre sur la première partie, en se limitant à présenter la construction. Il fait cependant clairement référence au roi bâtisseur, Nemrod, qui apparaît dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe.


Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel (détail)

 Bruegel replace évidemment l'édification à sa propre époque et nous raconte avec une incroyable précision un chantier de construction.

Les matériaux arrivent par voie marine et sont déchargés sur le port avec ses cabanes de chantier. Les briques sont empilées avec régularité. Il faut ensuite hisser les blocs, et Bruegel documente avec sa minutie coutumière les technologies de levage : poulie et palan, roue dans laquelle marchent des ouvriers (au sommet de l'échafaudage) .

Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel (détail)

 Le chantier progresse vers le haut, mais en montrant des détails inquiétants : certaines parties sont finies, avec un crénelage bien dessiné, mais d'autres se sont écroulées. A nouveau, les détails sont parfaitement représentés, notamment les échafaudages ; on voit entre autres ceux qui soutiennent les arcs en berceau.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel (détail)

 C'est une véritable ville qui s'est établie là, et on a même construit des maisons sur les contreforts (la rouge, en haut) ; des femmes en bonnet œuvrent au quotidien, on aperçoit même du linge qui sèche (sous le toit bleu, au centre).

Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel (détail)

 Si la partie gauche est bien avancée, il n'en va pas de même de la droite. L'activité s'y fait industrieuse, mais un peu anarchique. On s'occupe de tout à la fois, de fignoler le crénelage comme de transporter les blocs de pierre. Il semble que cette portion soit bâtie directement sur la montagne, qu'on taille au fur et à mesure. C'est une véritable encyclopédie que nous présente Bruegel, le fidèle reporter.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel (détail)

 Malgré tous les problèmes des étages inférieurs, le sommet est déjà bien avancé. Il s'agit d'une construction en briques : on conserve la pierre, plus coûteuse et plus malaisée à transporter, pour l'extérieur. Sur ma photo où je n'ai pu éviter le reflet, le grain montre la légèreté de la touche du peintre, la finesse des traits pour dessiner les ombres ou esquisser les échafaudages.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel (détail)

En dépit de cet état chaotique, le roi Nemrod est venu au beau milieu du chantier, accompagné de gardes porteurs de lances et d'un conseiller obèse au visage aimablement niais. C'est tout juste s'il ne marche pas sur les tailleurs de pierre !

Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel (détail)


Devant le roi, des hommes s'inclinent. On les a parfois identifiés comme des mendiants qui quémandent l'aumône mais ils me paraissent vêtus comme les tailleurs de pierre. Je pense qu'il s'agit de quelques-uns d'entre eux qui rendent hommage au souverain.

L'illustration de la folie de l'esprit humain, du progrès non maîtrisé est l'interprétation la plus souvent proposée. On a aussi rejeté la faute sur le roi, incapable de coordonner proprement le chantier.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Tour de Babel (détail)

Je suppose que le contraste dans les tailles est une bonne clef de lecture : le château au fond n’arrive même pas à la hauteur du premier étage !

Autrement dit, c'est le gigantisme qui est à bannir. Même si on dispose de bons ouvriers, c'est voir trop grand qui causera le problème !

Pieter Bruegel l'Ancien, La Conversion de Saint Paul


Pieter Bruegel l'Ancien, La Conversion de Saint Paul

Autre tableau religieux, autre vision d'une population affairée. La source du tableau est cette fois le Nouveau Testament. Si plusieurs livres évoquent cette conversion, c'est dans les Actes des Apôtres, au chapitre XXII,  qu'on trouve la scène si souvent illustrée.

J’ai persécuté à mort ceux qui suivent le Chemin du Seigneur Jésus ; j’arrêtais hommes et femmes, et les jetais en prison ; le grand prêtre et tout le collège des Anciens peuvent en témoigner. Ces derniers m’avaient donné des lettres pour nos frères de Damas où je me rendais : je devais ramener à Jérusalem, ceux de là-bas, enchaînés, pour qu’ils subissent leur châtiment. Donc, comme j’étais en route et que j’approchais de Damas, soudain vers midi, une grande lumière venant du ciel m’enveloppa de sa clarté. Je tombai sur le sol, et j’entendis une voix me dire : “Saul, Saul, pourquoi me persécuter ?”

Jusqu'au XIIe siècle, Paul est à pied, comme dans le texte biblique, mais la tradition y a ensuite ajouté le cheval, plus conforme à la vision médiévale du soldat. De plus, Saul tombe de haut, au sens propre, avant de changer son nom en Paul.

Comme dans l'extraordinaire Chute d'Icare de Bruxelles, le monde ne s'arrête pas de tourner lors de cet événement divin, et on le cherche même dans le tableau.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Conversion de Saint Paul (détail)

 Le sujet ici est avant tout la difficile progression d'une troupe soldatesque dans un défilé rocheux escarpé. Armes et armures, sacs, lances multiples, rendent la tâche particulièrement ardue. En outre, ils semblent venir de loin ; peut-être même de la mer qu'on aperçoit au fond.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Conversion de Saint Paul (détail)

Quant à la destination, elle est bien distante, noyée dans les nuages.D'autres falaises semblent suggérer des soucis à venir.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Conversion de Saint Paul (détail)

 Bruegel, comme toujours, nous régale avec la minutie des détails : les couvertures qui protègent du froid, les gourdes et les cornes, le barda sur le dos, les animaux multiples.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Conversion de Saint Paul (détail)

 Bruegel est encore incroyablement créatif, dans le soin à créer des points de vue et à creuser la perspective en multipliant les plans. Au premier, dans l'angle droit, on voit deux cavaliers qui se sont arrêtés, deux hommes dont l'élégance de la tenue suggère un rang supérieur. Ont-ils marqué une pause dans l'équipée ? Non, c'est simplement parce qu'un soldat devant eux désigne un personnage du doigt, comme le faisait le paysan avec le dénicheur.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Conversion de Saint Paul (détail)

C'est ici qu'on trouve le thème du tableau, un homme à terre en pleine lumière, comme dans le texte. L'événement a tout de même suscité quelques remous ; les chevaux tournent la tête, et certains personnages (un en jaune, l'autre en bleu-gris) lèvent même la tête vers le ciel, l'un levant le bras pour se protéger de la "grande lumière" . Un soldat s'affaire à maîtriser la monture.

Bruegel est aussi un remarquable coloriste, et l'alternance de teintes chaudes et froides suffit à dynamiser cette partie de la composition. Mais ce qui est vraiment extraordinaire dans ce tableau, c'est ce mouvement en coude qui est brutalement stoppé devant les mélèzes, ce récit multiple qui se découvre au fur et à mesure qu'on en suit les indices.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix


Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix

 Je remonte encore dans le temps avec ce tableau de 1564, d'apparence simple mais infiniment complexe. Le sujet est parmi les plus représentés, une scène bien connue du récit de la Passion. Cette fois, je me dispense de fournir le texte biblique.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Le premier plan est d'ailleurs immédiatement reconnaissable : une déploration, où Saint Jean réconforte la Vierge, entourée de deux dames qui participent à son chagrin. La scène paraît sortie d'une peinture gothique, et je pense que le détail a son importance. La large tête de Jean pourrait même s'apparenter aux portails sculptés, comme celui des Minorites ici même, à Vienne.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Au fond, on fait cercle autour du calvaire. Les deux croix des larrons sont déjà en place, il manque celle du Christ. Logique, puisqu'elle est en train d'être portée. Mais un ouvrier s'attelle déjà à percer le trou.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Une ville baignée de soleil apparaît dans le lointain, un moulin s'équilibre sur un piton rocheux. Les deux arrière-plans s'opposent : la vie d'un côté, la mort de l'autre.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Les plans intermédiaires sont remplis de personnages, ce que Bruegel pratique depuis longtemps. Les soldats qui opèrent des arrestations ne font pas cesser les tâches quotidiennes pour autant.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Comme toujours, c'est un grand plaisir de détailler des scènes vivantes avec des personnages individualisés ; les soldats tentent d'arrêter un quidam, sa femme s'oppose, un moustachu à culotte rayée la menace de sa lance. Le groupe juste derrière offre un incroyable assortiment de mimiques.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Ma préférence va à l'homme vêtu de vert, cuillère au chapeau (comme dans La Noce de village) et à son voisin au strabisme convergent, à l'impayable trombine !

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)
 Devant ces arrestations massives, un homme s'enfuit précipitamment, un sac à l'épaule. A-t-il vraiment la conscience tranquille ?

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Mais un soldat futé suit l'arrestation de près, avec une extraordinaire expression de vigilance mêlée de courroux.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

A l'arrière, le vent souffle. Une cape se déploie et un barbu doit rattraper son chapeau. Je me demande si c'est la cavalcade des chevaux qui provoque ce courant d'air. Un autre personnage revient avec son chien et ses enfants ; il porte même l'un d'entre eux sur ses épaules.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Les larrons au visage hâve ont été arrêtés et transportés dans la charrette d'infamie ; des moines les accompagnent mais les réactions de la foule qui se presse sont sans équivoque.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

Voilà le porte-bannière, qui monte un fier destrier. A droite, un peu plus loin, un soldat rend son chapeau à un cavalier. 

C'est bien beau, tout cela, mais le tableau s'intitule Le Portement de Croix. Où est-il donc caché ?

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

 A vrai dire, ce n'est pas cette partie du tableau qui attire les regards. Ni ceux des personnages, ni, par conséquent, ceux des spectateurs. Ce n'est que dans un second temps qu'on repère cette scène pourtant admirable de vie : un Christ épuisé, magnifiquement peint, autour de qui on s'affaire dans un désordre total ; on tire, on pousse, on met le pied sur la croix...

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

J'ai été longtemps intrigué par cette pastille qui semble couvrir un visage. Il m'a fallu voir le tableau "en vrai" pour constater que les autres personnages proches portaient un chapeau circulaire, et que le cercle représentait en fait une coiffe vue de dos.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)
Bruegel a souvent peint des corbeaux dans ses tableaux, et ceux-ci paraissent bien menaçants. Celui de droite s'est même perché sur une roue, ainsi montée pour servir de supplice. La mort rôde.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Portement de Croix (détail)

S'il y a un sens caché dans ce tableau, il faudrait le trouver dans ce personnage assis. Avec son sac à dos bien garni sur lequel est tendue une pièce de tissu, on peut reconnaître un mercier ambulant. Il a été établi qu'à cette époque, ces colporteurs diffusaient les idées de la Réforme. Celui-ci est tourné vers le Calvaire, mais ignore ostensiblement la Vierge... Est-ce pour cette raison que la déploration était peinte avec un style désuet ?

10 commentaires:

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    Pierre

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    1. Visiblement vos neurones sont aussi intacts que votre amabilité. J'ai grand plaisir à retrouver vos commentaires.
      Merci, Pierre

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  5. Merci d’agrandir les différents détails sans lesquels on ne peut pas admirer la Tour sous tous ses aspects. Les étapes de la construction sont détaillées avec une grande minutie ce qui permet d’apprécier la complexité de ces tableaux. Grâce à tes gros plans et à tes explications on appréhende parfaitement l’évolution de la construction de cet ouvrage.
    Ainsi je suis une spectatrice très informée en mesure de savourer la qualité du chef d’œuvre.
    Bises. Mam.

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    1. J'aurais culpabilisé de bâcler l'article sur ces merveilleux tableaux !
      Grand merci,bisous.

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