Vienne : Bruegel au Kunsthistorisches Museum (3)

Après les tableaux de la fin de la carrière de Bruegel (La Danse des paysans, Le Repas de Noce, Le paysan et le voleur de nid) puis les représentations à thème religieux des premières années 1560 (La Tour de Babel, La Conversion de Saint Paul, Le Portement de Croix), voici des peintures légèrement plus anciennes. La première date de 1559.

Pieter Bruegel l'Ancien : Combat de Carnaval et Carême

Dans la Chrétienté, les fidèles vivaient, avant la fête de Pâques qui commémore la résurrection du Christ, une période de quarante jours, quadregesima dies qui a donné le mot Carême. Il débutait par le mercredi des Cendres, où on se couvrait la tête de cendres, et on s'abstenait de consommer viande et œufs pendant toute la période. En compensation, la veille, on avait droit à la viande grasse, d'où le Mardi gras, jour de Carnaval (carne = viande). On préparait crêpes et beignets avec les œufs dont on allait ensuite être privé, on organisait de grands défilés, on n'hésitait pas à se livrer à quelques excès et débordements.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême

Le tableau de Bruegel montre précisément cette rencontre entre les deux jours, avec deux chars opposés.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

A gauche, c'est Carnaval et ses excès. Jeu, ripaille, grande fête, symbolisés par un homme ventripotent, coiffé d'une tourte d'où s'échappent deux pattes de volaille. Sa lance est une broche où sont enfilés deux poulets.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

 A droite, c'est le jour des cendres qui ont grisé la tête de Carême. Il est coiffé d'une ruche d'où s'échappent des abeilles industrieuses et, malgré le froid, simplement chaussé de sandales de moine. C'est la partie vertueuse, où on fait l'aumône et où on se montre plein de qualités.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

Au centre du tableau, un puits, et un couple guidé par un homme déguisé et porteur d'une torche, en dépit de ce jour ensoleillé.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

 Du côté de Carême, de l'église (identifiable à sa rosace) sortent les notables qui redoublent de charité.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

La suite de Carême se compose d'enfants qui agitent sagement des crécelles. Si on regarde attentivement, certains portent une croix de cendres sur le front. Un homme porte un seau d'eau bénite avec son aspersoir.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

  Les infirmes sont gratifiés de l'aumône. Près de l'église, des enfants jouent à la toupie et un homme s'est attablé devant une assiette frugale.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

  Dans la partie gauche, à l'église s'oppose un cabaret, De Blauwen Schuit, La nef bleue  ; le char de Carnaval a repris exactement le dessin sur son enseigne.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

 Devant, c'est théâtre. Grâce au savoir infini des Roberts-Jones, je peux même citer la pièce, une farce nommée Les Noces de Mopsus et Nisa ou La Fiancée Sale. Tout un programme !

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

Avant la période du rationnement d’œufs, on en profite. Une dame en bleu prépare sa pâte à crêpes pour les faire cuire dans une sorte de gaufrier.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

On voit même, précédée d'un guitariste dont l'instrument minuscule contraste avec la large panse, une femme qui exhibe un collier d’œufs ! Derrière, on fête l'enfant roi.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

Ici personne ne s'intéresse aux infirmes, même pas à celui contraint de se traîner sur deux morceaux de bois, jambes relevées sur le dos.

Pieter Bruegel l'Ancien, Combat de Carnaval et Carême (détail)

En haut du tableau, bal populaire. Dans la rue, on reprend la coutume de brûler l'effigie du Bonhomme Hiver.

Ce tableau très riche a abondamment été étudié pour en décrypter tous les éléments, et on a mis en valeur l'aspect caricatural de ce manichéisme, décliné en une multitude de propositions ; par exemple, la pureté de l'eau du puits s'oppose au porc qui se régale de détritus, tout contre lui. On y a évidemment vu aussi une allégorie du combat entre luthériens et catholiques.

Pieter Bruegel l'Ancien : Jeux d'enfants

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants

L'année suivante, Bruegel peint un étonnant tableau dans lequel plus de deux cent trente personnages, des enfants et un seul adulte, s'amusent à une centaine de jeux différents. Les tableaux consacrés à des enfants sont encore très rares, il faudra attendre longtemps pour que l'enfant (du latin infans, qui ne parle pas) acquière un statut de personnage. Mais les livres d'heures et les calendriers avaient déjà illustré ce thème.

Ce tableau extrêmement profus m'a toujours fait penser aux planches de décalcomanies de mon enfance ; sur un paysage neutre, on plaçait personnages ou animaux, dont le nombre était tel qu'ils finissaient par envahir l'espace.

Ici, Bruegel semble décliner un catalogue de tous les jeux qu'il aurait pu observer.

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants (détail)

L'un joue au cerceau, l'autre gonfle une outre. Deux tentent un équilibre précaire sur un tonneau. L'une semble organiser sa dînette, des constructeurs d'un palais en briques paraissent avoir subi quelque dommage. Les jeux physiques sont nombreux, et apparemment pas toujours au goût de tous les protagonistes.

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants (détail)

Avant les billes, on a des cailloux qui font très bien l'affaire. Et sans manège, on peut aussi jouer à attraper le pompon. Je trouve remarquable cette capacité à jouer sans jouet, à utiliser un rien pour en faire le centre de l'activité ludique.

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants (détail)

Ainsi, point n'est besoin de l'uniforme de Spiderman pour se confectionner de superbes déguisements.
 

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants (détail)

Tout en bas du tableau, voici des experts : un ingénieur en herbe a construit une astucieuse structure, un futur dresseur s'est coiffé de la cage pour mieux éduquer son oiseau.

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants (détail)

 On se baigne tout nu, on grimpe aux arbres. Un morceau de tissu peut servir à tout. A droite, un enfant emmitouflé dans un vaste manteau teste son habileté au fouet.

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants (détail)

La barrière se transforme en agrès, le balai sert à un délicat équilibre.

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants (détail)

Le poirier n'est pas si facile. Le gymnaste de droite semble avoir plus de difficultés...

Pieter Bruegel l'Ancien, Jeux d'enfants (détail)

Un des rares "vrais" jouets qu'on y trouve, c'est ce balai-cheval. Je m'interroge toujours sur les objets tendus par les deux fillettes, au-dessous de l'enfant au fouet, qui me semblent des signaux ; je n'ai jamais rien lu sur ce sujet.


Ce que je trouve admirable dans ce tableau, c'est qu'il prend les enfants au sérieux, sans chercher à les ridiculiser ; il montre évidemment leur investissement au sein du groupe, un élément traditionnel, mais aussi leur créativité, leur astuce à exploiter des objets du quotidien. Il affirme aussi que les enfants ne sauraient être réduits à un modèle unique, même s'ils sont relativement peu individualisés.

En revanche, prétendre que le tableau représenterait le printemps est une hypothèse démentie par de nombreux éléments. A gauche, à la fenêtre, un enfant s'est paré d'un masque de carnaval déjà montré dans le tableau précédent, mais à droite, on reconnaît un pain de Noël. Le tableau ne cherche nullement à illustrer un moment précis de l'année.