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lundi 18 novembre 2019

Vienne : Bruegel au Kunsthistorisches Museum (1)


Quand on parle de Bruegel, on fait face à une grande famille d'artistes dont plusieurs ne sont pas négligeables. Mais en l'absence de qualificatif ajouté, c'est au patriarche, Pieter dit l'Ancien, auquel on fait allusion. Un merveilleux artiste, grand reporter de la vie paysanne de son temps, qui malgré sa vie relativement courte (quarante-cinq ans, c'est peu à notre regard) et une époque troublée (le XVIe siècle, agité par de multiples courants religieux et l'occupation espagnole dans les Flandres du peintre) a réussi une peinture minutieuse et plutôt paisible. Quel que soit l'état du monde, la vie suit son cours, semble-t-il proclamer dans ses tableaux.

C'est un artiste qui fait parfaitement le lien entre Moyen-Age et Renaissance, héritier des grands artistes médiévaux flamands ou néerlandais et de leur peinture scrupuleuse (les merveilleux Dieric Bouts, Robert Campin ou Gerard David par exemple) ; plutôt que se tourner vers la peinture italienne, ou les nouveaux sujets comme le nu ou le portrait, il préfère sonder tranquillement ses campagnes flamandes et la vie intense qui y bouillonne. Avec son talent narratif hors pair, son sens du détail qui ne contrarie jamais la vision synthétique, c'est un extraordinaire peintre avec une "matière" bien reconnaissable. D'ailleurs je trouve toujours que les copies de ses tableaux ne trompent pas l’œil, tant leur fini diffère.

C'est aussi un peintre rare. Quarante-sept tableaux certains ont été conservés, et le Kunsthistorisches Museum en rassemble douze à lui tout seul. C'est une excellente raison de se précipiter dans ce splendide musée !



La Danse des paysans


Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans

Ce tableau date de la dernière période de l'artiste ; les personnages y sont plus grands, mais l'effet d'instantané demeure bien présent.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

Nous sommes ici dans un village, tout près de son église, où la population se rassemble à l'occasion d'une fête religieuse : la bannière à gauche pourrait être une enseigne d'auberge, mais elle a plus vraisemblablement été exposée pour l'événement.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

On a fait venir un musicien, un cornemuseux aux joues gonflées pour souffler dans son instrument. Il ne s'en laisse pas compter, même si un quidam tente de le distraire, pour faire conversation ou lui proposer un breuvage.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

La danse suit un déroulé bien précis, où les couples entrent au fur et à mesure. L'un d'eux est déjà en action, et il semble bien que madame fasse tout son possible pour y intéresser son partenaire rêveur.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

Un autre couple s'élance avec un monsieur apparemment plus souple.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

Le couple au premier plan accourt pour se mêler à la danse. Mais l'attention de l'homme est attirée par ce qui se passe sur la gauche.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

A la table, un homme tend les bras, peut-être un ermite qui demande l'aumône.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

En face de lui, un autre fait un grand geste, et semble donner un coup au buveur à sa droite, qui tente de le repousser en posant le bras sur son épaule. Derrière, un couple en profite pour s'embrasser. Ce ne sont ni Vénus ni Apollon, mais un couple soudé au regard franc et amoureux.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

La danse est une grande affaire : la grande sœur en profite pour l'enseigner à la petite. Avec ce détail, on remarque que chacun transporte ses couverts. Couteau pour le musicien, cuillère pour la fillette. La bourse fait aussi partie de l'attirail.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Danse des paysans (détail)

Ici, c'est madame qui est plus réticente, et monsieur s'obstine à la tirer hors du logis !

C'est un formidable récit que je me régale toujours à détailler. Et je trouve que Bruegel nous montre ici une vie rustique, certes, mais loin d'être misérable : les vêtements sont nombreux, propres et colorés, on ne manque ni de boisson ni de nourriture, et la communauté semble soudée.

Les chronologies signalent généralement ce tableau comme le tout dernier connu du peintre.

Le Repas de noce


Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce

Je pense qu'il s'agit d'un des panneaux les plus célèbres du peintre. Si fameux qu'on oublie parfois de le regarder attentivement !


Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce (détail)

On a fait de la place dans la grange, devant l'énorme masse de paille, pour installer une table. Musiciens (les inévitables cornemuseux) et serveurs s'activent. Comme quoi, les mariages dans les fermes ne datent pas d'hier !

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce (détail)

Les décorateurs ont fait leur office :  un drap vert indique la place de la mariée, au visage un peu ingrat mais bien sage, qui ne touche pas à la nourriture pendant qu'on fait bombance autour d'elle. Pas de robe blanche, mais une couronne. Au-dessus d'un couple plus âgé, les deux gerbes de blé croisées sont un présage de fertilité. Le couple pourrait correspondre aux parents (une dame acariâtre et un monsieur stoïque), mais l'homme en toque de fourrure est généralement reconnu comme le notaire.

Selon l'usage, le mari n'est pas encore présent. Il semblerait que d'après une coutume ancienne, il devait servir au repas de noces, vêtu d'une tenue spécifique.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce (détail)

En revanche, toute la société locale est représentée. Les sommités locales se sont mises à l'écart, et un moine est en pleine conversation avec un seigneur qui l'écoute, les yeux mi-clos. Il est venu avec son chien et conserve son épée pendant le repas. Parmi les hypothèses proposées, il pourrait s'agir d'un juge (c'est ce que propose un inventaire du XVIIe siècle), voire même d'un autoportrait. Moi, je lui ai toujours trouvé un petit air espagnol, mais je n'ai jamais vraiment poussé les recherches très loin...

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce (détail)

On retrouve aussi la coutume de transporter ses couverts. Même le serveur transporte sa cuillère dans son chapeau. Et c'est un régal de détailler avec quel soin Bruegel représente les tenues, jusqu'aux détails des coutures !

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce (détail)

Et l'enfant qui se lèche les doigts possède déjà son couteau, une version à lame courte, accroché à la ceinture.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce (détail)

Ici, on est là pour "s'en fourrer jusque là" comme on le proclame dans La Vie Parisienne. Le gourmand qui semble victime de strabisme divergent incline son écuelle pour la racler proprement, et la dame réclame un supplément de boisson.

Ce couple-là aussi a déjà été proposé comme parents de la mariée, et ça me paraît moins probable ; on voit nettement une coiffe derrière le chapeau rouge, et donc une personne les sépare de la mariée. Est-ce envisageable que les parents ne soient pas assis à la place contiguë ?

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce (détail)

Pourtant, on ne chôme pas. Le serveur ne cesse de transvaser la bière dans des brocs. Une excellente nature morte au passage, qui me semble un lointain rappel des images des Noces de Cana (il en existe des représentations antérieures à Bruegel).

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Repas de noce (détail)

Mais il y a tellement de monde ! La foule qui se bouscule à l'entrée empêche même le serveur, plat sur l'épaule, de passer !

Le tableau a maintes fois été analysé, on a souligné la perfection de la construction diagonale, l'équilibre rigoureux entre teintes chaudes et froides. On a cherché des proverbes qu'il pourrait illustrer. L'opposition entre la sobriété de la mariée et l'opulence de nourriture qui l'entoure a été lue de bien des manières, y compris religieuse.

Mon plaisir personnel, dans ce tableau, c'est toujours de détailler les personnages, gestes et expressions. Je trouve que Bruegel a su évoquer la vie, en évitant tout stéréotype. Ah, et puis j'adore cet enfant au bout de la table, assis sur la caisse, le bonnet jusqu'aux yeux, si petit dans toute cette débauche...

Le Paysan et le voleur de nid (dit aussi Le Paysan et le dénicheur, ou Le Dénicheur)


Pieter Bruegel l'Ancien, Le Paysan et le voleur de nid

Si ce tableau date de la même période que les précédents, vers 1568, il en diffère considérablement. Deux personnages seulement, dont un adopte une posture très particulière. Un tableau plein de mystère !

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Paysan et le voleur de nid (détail)

L'arrière-plan est soigneusement décrit : les activités de la ferme, avec ses volatiles, ses chevaux qu'on rentre à l'étable. Les commentaires sur le tableau citent souvent un troisième personnage, mais je me demande s'il ne faudrait pas en compter quatre : un dans le verger à gauche, et peut-être un autre sous l'arbre central, sur une charrette.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Paysan et le voleur de nid (détail)

Mais ce qui frappe ici, c'est avant tout cet homme au premier plan. Dans les tableaux, les regards sont toujours intéressants, et les mains qui montrent encore davantage. C'est une espèce de mise en abyme dans le tableau : le peintre donne à voir, et à l'intérieur, un personnage le fait aussi.

L'homme en question, c'est un paysan en blouse, ses outils à la ceinture, un à la main, pris dans une position dynamique, comme s'il était en train d'avancer. Un peu le même procédé que le danseur dans la Danse des paysans. Pour montrer, il croise le bras devant la poitrine et désigne du regard, mais sans tourner la tête : c'est clairement à nous que s'adresse la mimique.

Pieter Brueghel l'Ancien, Le Paysan et le voleur de nid (détail)

En outre, il est mis en scène comme si un projecteur (inconnu à l'époque, cela va sans dire) traçait un cercle de lumière, dont il est prêt à sortir.

Pourquoi tant d'effet pour montrer un jeune homme grimpé à un arbre ?

Pieter Bruegel l'Ancien, Les Apiculteurs

Certes, on retrouve presque le même dans un dessin de la même période, où Bruegel représente des apiculteurs, et où on a vu une critique de l'Inquisition. Au-dessous du personnage de gauche, on peut lire l'inscription « Dye den nest Weet dye Weeten / dyen Roft dye heefen », "Celui qui sait où est le nid se contente de le savoir, celui qui le vole le possède". Soit une légende qui pourrait correspondre tout à fait au tableau précédent.

Comme c'est un tableau qui m'intrigue depuis longtemps, j'ai lu un certain nombre d'analyses à son sujet. En résumé, on y voit parfois une métaphore grivoise ; une opposition sur l'âge des deux personnages, le plus grand regrettant de ne pouvoir agir comme le plus jeune ; ou alors se préparant à lui infliger une correction. Cette dernière proposition me paraît peu logique ; même si le manche est tenu fermement, il est dirigé vers le bas, et l'expression du paysan ne me semble pas particulièrement vindicative.

Les Robert-Jones, dans leur bel ouvrage sur Bruegel, mettent en avant que tout attentif au dénicheur, le paysan ne regarde pas où il met les pieds et risque la chute. Ils mettent en parallèle ce récit avec l'histoire de la paille et de la poutre.

Quelle que soit l'hypothèse, et on voit qu'elle est multiple et jamais définitive, cela reste un merveilleux tableau de nature, qui place justement l'homme dans le cadre naturel, et le paysage est délicieux. Bruegel est aussi un immense paysagiste, un des tout premiers de l'histoire de l'art.

21 commentaires:

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    1. Je suis très touché ! Merci beaucoup Danielle.
      Gros bisous et à très bientôt !

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  9. Passionnante visite à l'intérieur des tableaux.
    Un superbe article.
    Claire

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  10. Bonjour, Vous ne citez pas l'anomalie des jambes (pieds) du serveur, à la cuiller dans le chapeau et portant les plats. En effet, celui-ci peut se vanter d'avoir trois pieds!...Mais des deux pieds de la jambe gauche...Lequel est le bon? Sachant aussi qu'une question se pose ; A qui attribuer celui qui serait en trop?...Brugel était farceur, est-ce là l'explication?

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    1. Merci, Moonrise, pour votre intéressante remarque.
      J'ai contourné la difficulté en cadrant mes gros plans un peu plus haut ! Ce problème du serveur tripède est célèbre mais aucune explication ne me convainc vraiment et je ne me voyais pas faire un long paragraphe sur ce point.
      Hypothèse religieuse ? Hors de propos dans ce tableau paysan. Un repentir ? Impossible, vu le soin méticuleux accordé à la finition. Un personnage caché par le serveur ? Difficile à imaginer ; le deuxième pied sous la table paraît bien appartenir au convive assis qui se retourne. Un clin d'œil à la Bruegel ? Séduisant, mais pas commode à étayer. Si c'était le cas, le peintre n'en aurait-il pas laissé d'autres du même type ailleurs ?

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  11. Merveilleux article. C'est si bon de détailler ces chefs-d'œuvre avec vos yeux avisés !
    Léonard

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