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dimanche 31 mars 2019

Lyon : Charodeika (L'Enchanteresse)


C'est avec plaisir que, chaque année, je reviens à Lyon pour le festival qui programme toujours des représentations de qualité. C'est dans ce cadre que j'ai vu, ces dernières années, La Juive, Elektra, Tristan, Don Carlos, Macbeth, et je n'évoque ici que ce que j'ai chroniqué sur ce blog.



Tchaikovsky avait déjà été mis à l'honneur dans ce festival qui associe généralement plusieurs oeuvres données en parallèle. Cette année, sur le thème "Vies et destins", c'est une vraie rareté qui apparaît au programme.


Charodeika


Tchaikovsky a composé cet opéra entre Mazeppa et Pikovaya Dama, la Dame de Pique, et on y mesure l'évolution, et la réception des grands bouleversements qui agitent la composition lyrique européeenne. Le discours orchestral est plus continu, les airs deviennent davantage des grandes scènes. On reconnaît bien l'auteur d'Evgeny Oniegin avec le rôle prépondérant des vents et le lyrisme dont toute cette grande oeuvre (environ quatre heures de musique) est imprégnée.

Pour simplifier outrageusement, le livret raconte qu'une aubergiste de Nizhni-Novgorod est célèbre pour ses charmes. L'accorte demoiselle a même une relation avec le Prince. On fait même courir le bruit qu'elle serait une sorcière, une enchanteresse !
Le fils de ce dernier, venu pour se débarrasser d'elle, en tombe éperdument amoureux. C'est plus encore cette relation que l'infidélité de son mari qui provoque la colère de la Princesse ; comme dans Tsarskaia Nevesta, La Fiancée du Tsar, elle fait fabriquer par un médecin un terrible poison qui provoque la mort, et elle réussit à persuader l'aubergiste de le boire. Fin tragique.

La production d'Andriy Zholdak


Le metteur en scène a imaginé un dispositif astucieux pour cette production. Au début, une vidéo nous montre Mamyrov, le clerc du Prince, se déplacer dans Lyon et finalement débouler sur scène, comme dans Les Damnés à la Comédie Française. Il joue aux échecs contre son ordinateur, cherche sur des sites de rencontre (son écran est affiché sur le rideau de scène) et tombe finalement sur l'aubergiste, Nastassia. A partir de là, il devient un personnage central qui occupera la scène presque constamment, comme un démiurge.



Différents praticables montés sur roulettes suggèrent différents espaces et apparaissent parfois simultanément, souvent par trois. Une chambre, une église, l'auberge, la salle à manger de la famille princière. L'action se déroule parfois dans différents lieux en même temps, et on sent que ce spectacle a fait l'objet d'un énorme travail, de la part d'un metteur en scène qui déborde d'idées.


Il faut souligner l'efficacité de ce dispositif et la grande qualité de la direction d'acteurs, qui s'occupe de chaque personnage sans en laisser un seul de côté, et la grande richesse visuelle du spectacle.
Je formulerai cependant plusieurs reproches.
Tout d'abord, une mise en scène aussi complexe pour une oeuvre aussi méconnue, ça me paraît ôter de la lisibilité à la compréhension du livret.
Ensuite, cantonner les choeurs aux coulisses, c'est très regrettable. C'était une constante des productions de Scarpitta à Montpellier, et je l'ai toujours amèrement déploré, tant pour des raisons scéniques que musicales.
Par ailleurs, quelles que soient les grandes qualités d'acteur de Piotr Micinski, est-ce bien judicieux de faire du clerc Mamyrov une  figure aussi centrale ? Je ne suis pas certain que cet angle soit le plus fructueux.
 Enfin, comme je l'écrivais, Zholdak a énormément d'idées, et je pense que c'est trop. Outre le fait que suivre une action dans plusieurs lieux simultanés n'est pas commode (je faisais un rapprochement incongru avec les pistes multiples du Cirque Barnum où on ne peut suivre vraiment qu'un numéro à la fois), j'ai passé une grande partie de la soirée à me poser des questions. Que sont ces satyres aux pieds de bouc qui apparaissent ? Dans le livret, Nastassia n'est enchanteresse que parce que la rumeur propage cette réputation : pourquoi alors s'enferme-t-elle dans un cercle de craie ? Que sont ces deux servantes qui semblent sorties d'un film d'horreur ?
Enfin, l'aubergiste Nastassia me paraît surtout une femme d'une incroyable modernité, sexuellement libre, dont l'indépendance est forcément scandaleuse dans une Russie encore étranglée par l'impérialisme. En faire une prostituée, est-ce une si bonne idée ?
 Beaucoup d'idées, c'est bien, mais ici je pense que la coupe déborde...



Un plateau idéal



C'est bien dommage car musicalement, c'est vraiment idéal.


Daniele Rustioni dirige avec beaucoup de science et de sensibilité, attentif à la moindre nuance de la palette, à la plus infime marque de dynamique, et donne sans cesse vie à la partition, de la puissance véhémente à la tendresse délicate. L'excellence des choeurs (quel dommage, encore une fois, de les avoir chassés de la scène !) et la maîtrise de l'orchestre sont fêtées, à juste titre, par un public lui aussi enchanté.


Pour le plateau, c'est la fine fleur du chant russe qui a été convoquée, avec de brillants ajouts internationaux (y compris français !). Pour tous, des voix extrêmement bien projetées, des comédiens engagés, des artistes complets.


 Quelques choristes interprètent des rôles solistes, Daniel Kluge, Roman Hoza, Tigran Guiragosyan, et aucun ne démérite, en montrant des voix solides et colorées. Clémence Poussin est très investie (et largement exploitée par le metteur en scène) en Polia, de même que le Lukach de Christophe Poncet de Solages.


Simon Mechlinski, élégant baryton,  et Sergey Kaydalov, très efficient Kudma, côtoient le percutant Paissi de Vasily Efimov, toujours parfait,  et le magnifique Kitchiga d'Evgeny Solodovnikov, une superbe basse à la voix ronde et profonde. Ce bel artiste est encore rare en Occident (j'avais eu le plaisir de l'entendre à Saint-Petersbourg, au Mikhailovsky, dans Un Ballo in Maschera) et j'espère que ce succès lui vaudra d'autres engagements.


Oleg Budaratskiy interprète Ivan Juran avec une voix bourrée d'harmoniques, qualité qu'on retrouve chez Mairam Sokolova, magnifique Nenila.


Piotr Micinski est presque un familier de la scène lyonnaise. Son Mamyrov prouve à nouveau ses qualités, un jeu excellent (alors qu'il est sollicité de bout en bout) et une émission solide et variée.

Clémence Poussin

Evez Abdulla

Evez Abdulla est un Prince de haut rang, même si la vision de Zholdan en fait davantage un rustre en short. Grande présence scénique, beau baryton un peu palatal, à la russe, une voix remarquablement conduite, avec grand style.

Piotr Micinski

Oleg Budaratskiy

avec Evgeny Solodovnikov

Sergey Kaydalov, Ksenia Vyaznikova

avec  Ksenia Vyaznikova


Ksenia Vyaznikova fait un sacré numéro avec une voix extrêmement caractérisée, une grande maîtrise de la dynamique : des raucités expectorées, des pianis voluptueux, de l'expressivité partout. Splendide.
 
avec Migran Agadzhanyan

C'est avec grand plaisir que je retrouve Migran Agadzhanyan, entendu plusieurs fois au Mariinsky, notamment dans I Vespri Siciliani (Les Vêpres Siciliennes). C'est un ténor de haut vol, très à l'aise avec cette ample partition, avec une belle voix lumineuse, un grand respect des nuances. Encore un excellent artiste, et j'espère que ce succès (il a été extrêmement applaudi) nous vaudra le plaisir de le retrouver en Europe de l'Ouest.

Mairam Sokolova

Elena Guseva

Elena Guseva m'a ébloui dans le rôle-titre. Voix longue, extrêmement riche, colorée avec une palette fabuleusement variée, une maîtrise technique qui lui permet un exceptionnel éventail de nuances. Et une comédienne consommée avec une formidable présence ! Que ne lui fait-on signer tout de suite des dizaines de contrats !

Donc, malgré les réserves d'une réalisation scénique à mon sens trop complexe, une exceptionnelle version musicale. France Musique enregistre, c'est à ne pas rater.

12 commentaires:

  1. Encore un que je ne connaissais pas du tout ��

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    1. Rien d'anormal, c'est très peu joué hors de la Russie. Création scénique française je crois !

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  2. Wow! Captivating post about an unknown opera. You still look handsome on the pictures!
    Annie

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    1. Thank you, dear Annie Still a pleasure to receive your great feedbacks!

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  3. Intéressant article détaillé sur un rare opéra.

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    1. Merci beaucoup, cher Anonyme, pour ce chaleureux commentaire!

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  4. Fabulous!
    Thanks for this excellent review!

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    1. Thank you very much, dear Anonymous, for your nice message!

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  5. Je n'ai pas pu accéder à mon ordinateur depuis fin mars et je vois que, pendant ce temps, vous n'avez pas chômé !
    Du coup, j'ai pris énormément de retard. Je vais tout lire, mais il me faudra du temps.
    Déjà, j'ai beaucoup appris avec ce passionnant article. Une découverte pour moi aussi car je n'avais jamais entendu parler de cette œuvre.
    Pierre

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    1. Je suis rassuré : je craignais que vous n'ayez eu de plus graves problèmes.
      Donc, soyez de nouveau bienvenu, Pierre. Et merci pour votre commentaire !

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