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dimanche 15 novembre 2020

Vienne : Prunksaal (la bibliothèque baroque)

 

Je reviens dans la Prunksaal, la salle d'apparat de la Bibliothèque Nationale Autrichienne, la plus vaste bibliothèque baroque d'Europe.

 

J'adore visiter des bibliothèques, ces lieux qui protègent le savoir humain ! Parmi les dernières visitées, j'ai publié des articles sur la Morgan et la Public Library de New York, la Bibliothèque du Congrès à Washington et  celle du Monastère de Strahov. Ma dernière visite ici, c'était en 2014, et j'avais été très intéressé par l'exposition sur la guerre de 14-18 qui permettait de bénéficier du point de vue adverse. Il était temps de revenir !

 

Vienne, Bibliothèque Nationale Autrichienne

La Bibliothèque Nationale autrichienne, organisée autour des anciennes collections des Habsburg, est répartie dans plusieurs bâtiments. La Hofburg, le palais impérial, en accueille plusieurs parties. Aujourd'hui, pour la fête nationale, quelques soldats l'arpentent. D'habitude, le 26 octobre, toute cette Heldenplatz est envahie de chars et de matériel militaire. En temps de Covid, c'est une version très réduite.
 
Vienne, Josefsplatz

 

Pour avoir accès à la Prunksaal, la plus célèbre de ces bibliothèques, il faut se diriger vers la Josefplatz, le long de l'Augustinerstrasse. Pour les cinéphiles, cette place est liée à l'appartement d'Harry Lime (Orson Welles) dans le chef-d’œuvre de Carol Reed, The Third Man (Le Troisième Homme).

Construite à l'emplacement du cimetière des Augustins, la Josefplatz fut dessinée au XVIIIe siècle. Elle porte le nom de l'empereur Josef II, dont la statue équestre fut sculptée sur le modèle fameux de celle de Marc-Aurèle, au Capitole de Rome. Marc-Aurèle est souvent évoqué à Vienne car il mourut ici, lorsque la ville se nommait Vindobona.


Vienne, Bibliothèque Nationale Autrichienne

Vienne, Bibliothèque Nationale Autrichienne

 

L'Antiquité romaine est une fois de plus mise à l'honneur dans les couloirs et la cage d'escalier, abondamment décorés de stucs.


 

L'empereur Charles VI souhaitait une grande bibliothèque, à la fois pour abriter les collections, permettre les recherches et la consultation, et même accueillir des lectures publiques. Un vrai dessein d'instruction mise à la portée de tous avec des documents exceptionnels.

Il passa commande de la construction en 1723 auprès de Johann Bernhard Fischer von Erlach, un architecte à la carrière internationale. Né à Graz, il était parti à Rome auprès de Johann Paul Schor, un spécialiste de l'événementiel (ça ne date pas d'hier !), qui construisait des structures éphémères. Il rencontra les grandes figures romaines, Le Bernin et Borromini, et fut introduit auprès de la reine Christine de Suède.

 


Arrivé à Vienne en 1687 (donc peu de temps après la fin du siège des Ottomans), il reçut plusieurs commandes de monuments ; il participa à la fameuse Pestsäule, la Colonne de la Peste sur Graben. Plusieurs projets, dont l'agrandissement de Schönbrunn, ne virent pas le jour et il partit à Salzburg. Le prince Eugène le rappela à Vienne, où il édifia le palais Schönborn. Devenu architecte de la cour, il construisit la chancellerie de Bohème, la Karlskirche (l'église Saint-Charles), et réalisa des aménagements dans la Hofburg.

 
A sa mort, son fils Joseph Emanuel poursuivit l’œuvre de son père. Il avait d'ailleurs un parcours similaire de voyageur : il s'était rendu à Rome, avait rencontré en France Robert de Cotte (l'architecte de la chapelle du château de Versailles, de la Place Bellecour à Lyon ou de l'Hôtel de Caumont à Aix en Provence). A Londres, il fit la connaissance d'Isaac Newton... Un homme ouvert, esprit des Lumières dans sa curiosité éclectique.


Leur bibliothèque est une longue galerie de quatre-vingts mètres de long et de vingt mètres de haut, divisée en plusieurs parties par des alignements de colonnes qui rompent la monotonie. Une amie me signale qu'elles évoquent les prétentions espagnoles de Charles VI, en renvoyant aux colonnes d'Hercule.

 

 Elle est divisée en deux niveaux de rayonnages, accessibles avec les fameuses échelles.


Les structures des colonnades renferment des escaliers qui permettent également de gagner l'étage.

 

Les étagères de livres  dissimulent même des passages secrets !

Les collections recouvrent tout le savoir écrit ou imprimé : livres évidemment, depuis les incunables jusqu'aux éditions imprimées, manuscrits, cartes et globes, documents autographes, partitions de musique, plans, dessins, aquarelles et gravures... La Prunksaal abrite à elle seule deux cent mille numéros du catalogue.


La bibliothèque personnelle du Prince Eugène constitue un fonds à l'intérieur de la bibliothèque : quinze mille ouvrages à elle seule.

Les globes de Coronelli


Vienne, Prunksaal : Coronelli, globe céleste n°30

 

La géographie a toujours été étroitement liée au pouvoir ; il est nécessaire de connaître la terre et la mer pour tracer son chemin et s'approprier les régions, pour maîtriser les routes commerciales. Le Néerlandais Willem Blaeu avait marqué une étape majeure dans l'histoire des globes terrestres ; il était parvenu à en réaliser plusieurs qui atteignaient 68 cm de diamètre. 


Vienne, Prunksaal : Coronelli, globe céleste n°31

 

Mais on doit un progrès décisif avec un étonnant personnage, Vincenzo Coronelli ; ce moine vénitien, un Minorite, réalisa une première paire de globes pour le duc de Parme. L'ambassadeur de France, sidéré par son travail, l'amena en France où il élabora une seconde paire pour Louis XIV, maintenant à la Bibliothèque Nationale, à Paris. On les a baptisés depuis globes de Marly. Ils sont très impressionnants, de presque quatre mètres de diamètre, et magnifiquement peints.

 

Vienne, Prunksaal : Coronelli, globe céleste n°32

Coronelli revint à Venise où il fonda l'Accademia Cosmografica degli Argonauti, l'Académie Cosmographique des Argonautes, organisme de recherche et de diffusion cartographique. La toute première société géographique du monde dédiée à la promotion de ses recherches.

Il reprit ses voyages et fut reçu dans les universités allemandes, hollandaises, et même à Oxford qui lui réserva un accueil particulièrement chaleureux. Il est également l'auteur d'une immense encyclopédie à laquelle il travailla pendant trente ans. Enfin on lui doit une idée bien pratique, celle de mentionner les titres d'ouvrages en italiques pour les différencier !


Les globes exposés ici mesurent un mètre dix de diamètre.


Les statues


Vienne, Prunksaal : statue

 

En préparant cet article, je constate que je me fourvoie depuis des années ; j'étais persuadé que les statues représentaient les grands auteurs de l'histoire, et il s'agirait en fait du Who's Who des Habsburg, déguisés  en personnages antiques. Ça me la bâille belle ! Les auteurs sont les frères Strudel, qui apparemment n'étaient pas également pâtissiers (pour qui ne serait pas informé, le strudel est un merveilleux feuilleté autrichien à la pomme).


Vienne, Prunksaal : statue


Les peintures



Daniel Gran était un des fils illégitimes de l'empereur Leopold I. Tout petit, il manifestait des dons pour la peinture ; grâce à l'appui des Schwarzenberg, il partit se former en Italie, à Naples auprès de Francesco Solimena puis à Venise auprès de Sebastiano Ricci.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, Allégorie de la Guerre et de la Loi


Nommé peintre de la cour impériale en 1727, il reçut très rapidement la commande de cet énorme ensemble de fresques.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, Allégorie de la Paix et du Paradis

 

Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, voûte de stucs en trompe-l'oeil

 

Il s'inscrivit dans la mode rococo qui faisait alors fureur à Vienne et proposa un ensemble en trompe-l’œil de stucs, balcons et architectures feintes qui servait de bases aux scènes allégoriques représentées.

 

Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, fenêtre en trompe-l'oeil


La coupole


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole

 

Le grand œuvre de Daniel Gran, c'est cette majestueuse coupole qui culmine à trente mètres. Le programme iconographique fut établi par un conseiller impérial, Conrad Adolph von Albrecht, avec une série d'allégories qui glorifient Charles VI, l'empereur qui avait ordonné la réalisation de la bibliothèque.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole


Albrecht n'y est pas allé de main morte, avec les remarquables vertus du gouvernement, l'exceptionnelle utilisation par l'état des sciences et des arts. Et même le terme d'apothéose, rien moins que la déification de l'empereur. Cependant tout cela fait partie de l'ordinaire et du courant dans ce type de représentation.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole

Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole (Hercule, Apollon, la Renommée)

Au centre de la coupole, Hercule et Apollon, deux fils de Jupiter, présentent un médaillon avec le portrait de Charles VI.

Hercule pose le pied sur Cerbère, enchaîné par un putto ; allusion aux guerres de succession entre France et Espagne, et plus encore à la victoire récente sur les Ottomans qui avaient bien failli s'emparer de Vienne.

Le médaillon, qui rappelle les portraits romains sur les pièces de monnaie, est farouchement protégé par un aigle qui serre la foudre dans ses griffes. L'empereur protège donc l'armée et les arts, selon la formule fameuse Arte et Marte (par l'art et par Mars).

Au-dessus vole Fama, la Renommée, bien chargée : un obélisque, une couronne de laurier et une palme. 

Cesare Ripa, L'Iconologie (source : Bibliothèque nationale de France)

 

Pour choisir tout cela, Albrecht a exploité un best-seller de l'époque, Iconologia overo Descrittione dell'Imagini universali (L'Iconologie ou la Description des Images universelles) de Cesare Ripa, une sorte de catalogue encyclopédique de symboles écrite en 1593. Cet ouvrage rencontra un succès incroyable, fut traduit partout en Europe et sans cesse réédité ; tout au long du XVIIe siècle et bien après, on y puisa des emblèmes divers. Vermeer l'utilisa par exemple pour sa fameuse toile L'Art de la Peinture.

La couronne est une image évidente ; le reste est plus obscur mais heureusement la Bibliothèque Nationale facilite ma tâche en mettant à disposition un exemplaire -traduit ! - du traité de Ripa.

L'obélisque signifierait la persistance de la bonne renommée. La palme, c'est d'ordinaire le symbole du martyre. On ne voit guère le rapport.

 

Cesare Ripa, L'Iconologie (source : Bibliothèque nationale de France)

Heureusement Ripa vient à notre secours : 

La Palme jointe à la Couronne de Laurier [signifie] qu'on ne peut s'ouvrir une entrée au Paradis que par les tribulations ; Etant certain, comme dit Saint Paul, Qu'il faut combattre de bonne façon pour recevoir la couronne de gloire.

Une autre version de la palme donc, mais l'hommage appuyé à l'empereur est bien là.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole (la ville de Vienne)

 

La ville de Vienne porte fièrement couronne et blason de la ville. Un putto présente une lyre couronnée. Si on regarde bien la couronne, elle est formée de deux lettres C, Carolus Caesar, l'empereur Charles en César.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole (la Fermeté, Mars et Vulcain)


La devise de Charles VI, Constantia et Fortitudine (Costance et Fermeté) est représentée par cette allégorie où la ville de Vienne admire la Fermeté impériale, une femme avec une colonne. Le dieu Mars en tenue complète, un lion à ses pieds, et Vulcain avec son marteau s'avèrent de robustes gardiens.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole (les quatre Facultés)

 

Les quatre Facultés montrent leur enthousiasme à voir cette bibliothèque édifiée. La Théologie en vêtements traditionnels juifs tend la main vers l'empereur et de l'autre porte les Tables de la Loi ; la Jurisprudence couronnée porte une balance ; la Médecine est un Esculape barbu avec le caducée, assez ressemblant à la Philosophie, un vieux sage qui écarte les bras.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole (Executio)

 

Executio (la Réalisation), un tournesol dans les cheveux, jette un regard éperdu vers Amour de la Magnificence (si, si !) et obéit à l'ordre impérial très impérieux. Autour d'elle on s'active ; deux putti présentent la maquette de la bibliothèque pendant que l'architecte trace les plans.


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole (Minerve et le Commerce)

 

L'acquisition du savoir et la paix sont étroitement liées : la déesse de la Paix a fusionné avec Minerve, celle de la Sagesse, protectrice des arts, et tient un rameau. D'après mes recherches il s'agirait d'une branche d'olivier mais Gran ne devait pas en avoir vu souvent !

A ses pieds un putto brandit un arc turc, un autre brûle une armure. Les troubles de la guerre ne doivent pas perturber l'acquisition du savoir.

Derrière elle se présente l'allégorie du Commerce, qui tient le chapeau de la liberté au bout d'une lance et s'apprête à couronner Paix-Minerve. Est-ce à dire que les recherches des arts sont bénéfiques au commerce ou que le commerce parraine les arts ?


Vienne, Prunksaal : Daniel Gran, coupole

Aux pieds de l'Histoire, voici Ptolémée II, un des pharaons amoureux de la Grèce et grand bibliophile. Charles VI est clairement le nouveau Ptolémée, rien que ça !

On voit donc un programme assez chargé en personnages comme en symboles, une fresque plutôt démonstrative dans l'hagiographie. Albrecht n'avait pas rendu la tâche facile au peintre.

Mais le but est la réalisation d'une grande bibliothèque et Gran s'est plutôt bien acquitté de sa tâche !

Pour découvrir quelques-unes des merveilles de cette bibliothèque, suivez-moi ici.

6 commentaires:

  1. Extraordinary library, a paradise for readers. And a captivating post!
    You found the reference about the frescoes... Unbelievable!
    Congrats.
    Annie

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  2. I could not resist commenting. Very well written and very informative! A beautiful library.

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  3. Me voila sur la grande place où se trouve la très renommée bibliothèque de Vienne qui montre ses richesses, son savoir, ses milliers de livres sur les rayons qui permettent de répondre à toute question. L’entrée est particulièrement luxueuse, même plusieurs magnifiques statues, des peintures extraordinaires sur tous les murs. Cette bibliothèque possède aussi quelques magnifiques globes terrestres de Coronelli Je suis très contente d’avoir découvert ce lieu si extraordinaire et je t’en remercie. Bisous. Mam

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    Réponses
    1. Merci beaucoup pour ce commentaire enthousiaste et détaillé!
      Gros bisous.

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