Pages

vendredi 16 octobre 2020

Rome, La Farnesina : la salle des perspectives (2)

 


Suite de la visite de la Villa Farnesina ; après les panoramas de la salle des perspectives, voici les frises avec les scènes mythologiques.

Baldassare Peruzzi, le peintre des perspectives, est également l'auteur des portraits de dieux et des scènes mythologiques. Un beau programme pictural qui, comme les autres salles, rend d'abord hommage à la culture du propriétaire, le banquier Agostino Chigi. Le choix des scènes était toujours défini dans le contrat, parfois avec beaucoup de précision quant à l'exécution, et il ne se limite pas ici aux mythes les plus réputés.

Dieux et déesses


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Mercure

Le chapeau ailé est un indice indubitable pour identifier le dieu Mercure, qui regarde du coin de l'œil ; il a posé une table de grand violon devant lui. Le dieu messager est présent avec son caducée dans la loggia de Galatée, assiste Jupiter qui enlève Europe dans la salle de la frise, et tient un vrai rôle dans l'histoire de Psyché, dans la loggia d'Amour et Psyché.  Dans cette dernière salle, on l'a vu avec deux instruments à vent, une chalemie et une flûte. Mais un instrument à cordes, c'est beaucoup plus rare. Mercure devient ici un vrai musicien sans que j'y voie de raison particulière.

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Neptune

Neptune est également apparu dans les salles précédentes et brandit bien haut son trident afin qu'on l'identifie sans difficulté. Joli effet de trompe-l'œil avec la main sur la corniche.

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Jupiter

L'aigle accompagne déjà Jupiter dans la loggia d'Amour et de Psyché, et il ajoute ici sa foudre. Peruzzi lui a prêté un regard plein de vivacité.

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Apollon

Un Apollon aux traits doux présente sa lyre. Comme Mercure, il est vivement mis en lumière et l'ombre nette contribue à l'illusion du relief.

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Diane et Minerve

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Diane

Diane la chasseresse caresse le compagnon de ses exploits tout en montrant nettement son arc et son carquois.

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Minerve

Minerve ne se sépare ni de ses armes ni de son casque.

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Cérès

Cérès, déesse des moissons et de la fertilité, présente sa corne d'abondance. Le serpent est généralement un attribut de sa fille Proserpine qui passe six mois aux Enfers depuis son enlèvement par Pluton. Faut-il voir ici une fusion des deux personnages ?

Elle se tient sur une fausse corniche gravée avec l'inscription de Chigi (Chisius).

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, La Forge de Vulcain

La Forge de Vulcain est un thème approprié pour une cheminée. Ce n'est pas la scène représentée par Vélasquez où Apollon vient lui apprendre que sa femme, l'infidèle Vénus, entretient une relation avec Mars, mais la vision descriptive d'un atelier idéal où on travaille les métaux. Rappelons que le banquier Chigi gérait les mines d'alun papales.

Les scènes mythologiques et les Métamorphoses d'Ovide

Les Métamorphoses, contrairement à beaucoup de textes antiques, n'ont jamais cessé leur carrière ; c'est même un des livres "païens" les plus lus le long de notre histoire, avec l'Odyssée d'Homère et la Guerre des Gaules de Jules César. On y apprenait la grammaire, puisque tout l'enseignement s'est fait longtemps en latin. Au Moyen-Age, on s'est débrouillé pour y trouver des analogies avec la Bible, Danaé fécondée par la pluie d'or devenant la Vierge, etc...

 Le merveilleux Montaigne écrit : 
"Mon premier amour pour les livres, je le dois au plaisir que j'eus à lire les Métamorphoses d'Ovide ; (...)  je renonçais à tout autre plaisir pour celui de les lire 
Au XVIe siècle, les morales qu'on tire de ces mythes séduisent particulièrement et toute l'Europe fait exécuter de superbes manuscrits enluminés. Dans ses Precetti, Armenini déclare que tout artiste doit posséder un exemplaire des Métamorphoses. Tapisseries, panneaux et fresques illustrent tour à tour les récits ovidiens. Le choix présenté ici en révèle cependant une bonne connaissance, car il ne se limite pas aux plus célèbres.
 

Céyx et Alcyone


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Céyx et Alcyone

Ovide nous narre la légende d'Alcyone et de son époux, le roi Céyx, le tuteur des enfants d'Hercule. Alors qu'il se rend consulter un oracle, il se noie. Morphée prévient Alcyone qui cherche partout le corps de son bien-aimé et le découvre, flottant dans les eaux. Les dieux touchés par son chagrin les transforment tous deux en martins-pêcheurs. 

Peruzzi peint le désespoir collectif et le chagrin d'Alcyone qui tord dramatiquement sa chevelure. Elle semble vouloir se jeter à l'eau mais les suivantes la retiennent. Belle réussite d'une peinture maniériste et une ode à l'amour au-delà de la mort.

On voit aussi les termes, piliers à buste humain, qui délimitent les scènes.

Deucalion et Pyrrha

 
Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Deucalion et Pyrrha

Le mythe du déluge appartient à de nombreuses religions. Dans le monde grec, ce ne sont pas Noé et sa famille mais Deucalion et Pyrrha qui ont survécu. Ils doivent ramasser des pierres et les jeter derrière eux. Celles de Deucalion deviennent des hommes et celles de Pyrrha des femmes. 

C'est intéressant de penser que cette version païenne d'un mythe essentiel de la Bible est peint dans une salle qui recevait le pape et une série de cardinaux ! Sans doute étaient-ils également formés à la culture de l'Antiquité.

Apollon et Daphné


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Apollon et Daphné

Harcelée par Apollon, Daphné demande à son père de la transformer en laurier. Comme la plupart des artistes (et je pense bien sûr aussi au chef-d'œuvre du Bernin), Peruzzi choisit le passage précis de la transformation ; toutefois dans le moment retenu, Daphné est déjà presque un arbre.

Ce qui est troublant ici est l'entourage. Les dieux alanguis ne s'intéressent nullement au destin de la malheureuse. Je pense aux tableaux de Bruegel comme sa Conversion de Paul, où le monde va sans être perturbé par l'événement représenté. Peut-être ce choix est-il ici un témoignage d'humilité.

Vénus et Adonis


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Vénus et Adonis

Proserpine, celle qui possédait l'élixir de beauté dans la loggia de Psyché, a découvert Adonis dans un coffre en bois et en est amoureuse. Vénus l'est également et ses sentiments sont réciproques. Elle a appelé Jupiter qui a dû trancher en ordonnant qu'il passerait une partie de l'année avec chacune d'elles. Comme il a divisé l'année en quadrimestres, la déesse de la beauté (et mère de Cupidon) est avantagée en en récupérant deux.

Lors d'une chasse, Adonis a été tué par un sanglier. Une goutte de son sang a coulé au sol et s'est mélangé à une larme de Vénus, sincèrement éprise. Cela donne naissance à l'adonis, une plante à fleurs rouges. Je pense que c'est elle que désigne l'homme en toge jaune.

Si on analyse la présence de ce récit autre que comme une preuve d'érudition, ce serait un avertissement de se méfier des coups du sort.

Le Triomphe de Bacchus


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Le Triomphe de Bacchus

Bacchus, le dieu de la vigne, donne une joyeuse fête où le vin coule à flot. L'assemblée est variée, satyres, jeunes filles (bacchantes), poète avec la lyre, musiciens, et même un couple royal. Le dieu grimpé sur un âne donne le ton de la bacchanale et le terme à droite semble s'en offusquer.

Cependant, quel choix pour une salle de banquet !

Pélops et Œnomaos


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Pélops et Œnomaos

L'oracle a prédit au roi Œnomaos qu'il serait tué par son gendre. Le souverain proclame que quiconque pourra le vaincre à la course de char épousera sa fille. Grâce à l'équipement fourni par son père Mars, il se croit invincible. Mais Pélops, le fils de Tantale, le bat ; le char d' Œnomaos est fracassé, le roi meurt tiré par ses chevaux. Pélops donnera son nom au Péloponnèse.

Peruzzi représente la scène avec beaucoup de vivacité, de gestes et d'attitudes dramatiques. Quant à la morale de l'histoire, il faut éviter de se croire invincible ! Une autre preuve d'humilité.

L'Helikon (le prétendu "Parnasse")




En voilà un qui m'aura donné du fil à retordre, notamment parce que l'identification courante repose sur une erreur.

Je récapitule tout cela dans mon article sur ce faux Parnasse.


Le Triomphe de Vénus


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Le Triomphe de Vénus

Le Triomphe de Vénus fait pendant à celui de Bacchus. Il s'agit cette fois d'une scène nautique, rappelant qu'elle est issue de l'écume de la mer. Vénus et Anchise étaient les parents d'Enée, le fondateur mythique de Rome, et elle a toujours bénéficié ici d'une place de choix.

Iris et Hypnos


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Iris et Hypnos

La scène fait partie du mythe d'Alcyone ; Iris réveille Hypnos (en grec) / Somnus (en latin), le dieu du sommeil. Il devra envoyer son fils Morphée, le dieu des rêves, vers Alcyone. Ainsi sera-t-elle avertie par un songe de la mort de Ceyx. 

Peruzzi décrit la grotte en suivant fidèlement le texte d'Ovide.
L'antre du Sommeil se trouve dans un pays lointain, dans une grotte retirée et obscure, bercée seulement par le murmure du Léthé et dont l'entrée, dépourvue de porte et de gardien, est défendue par des plantes soporifiques. Au centre de la grotte se dresse le lit du seigneur des lieux, le Sommeil, entouré de ses innombrables fils, les Songes. 
Pour les amateurs de musique, cet épisode est repris dans le Semele de Haendel où le librettiste William Congreve a mélangé les deux mythes.

Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Iris et Hypnos

Scène rarement représentée, même dans une chambre. Dans une salle de banquet, c'est un choix des plus étonnants, bien que l'amour indéfectible d'Alcyone et de Céyx ait rencontré un indéniable succès.

Céphale et Procris


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Céphale et Procris

Encore un roman d'amour tragique ; Céphale et Procris sont des mariés amoureux. Aurore est séduite par la beauté du jeune homme et veut le détourner de sa bien-aimée. Elle le pousse à se déguiser pour l'éprouver et, presque comme dans Cosi fan tutte, la jeune fille est séduite par un homme travesti qu'elle connaissait déjà. Elle s'enfuit mais ils se réconcilient finalement.

Jalouse, elle pense que Céphale la trompe avec Aurore et elle le suit en se cachant dans les buissons. Son mari croit à un animal et décoche une flèche meurtrière. Il se suicide sur le corps de Procris.

Phaéton


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Phaéton

Phaéton obtient de son père Hélios la permission de conduire le char du soleil. Mais le jeune homme inexpérimenté ne parvient pas à ses fins ; les chevaux, constatant un conducteur inhabituel, se dévient de leur course. Ils mènent le char trop haut et la terre se glace, ou trop bas et les fleuves s'assèchent. Jupiter y remédie en foudroyant Phaéton.

Il faut se méfier de l'inexpérience et respecter les sages ! 

Vénus à sa toilette 


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Vénus

Vénus, la déesse de la beauté, est à sa toilette. Son fils Cupidon s'est multiplié en de nombreux putti qui volètent dans les arbres.

La mère d'Enée, comme je l'ai déjà écrit, est vénérée (le mot provient de Veneris, de Vénus en latin) à Rome depuis le IIIe siècle avant notre ère et elle est considérée comme une protectrice de la ville, l'ayant libérée des armées de Carthage. Parmi les attributs de cette Vénus romaine figure, à ce titre, la couronne de lauriers...

Apollon


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Apollon

Depuis qu'il a perdu Daphné, métamorphosée en laurier, cet arbre est devenu un symbole d'Apollon. Il en tresse une couronne, que les Grecs placent sur la tête des poètes pour les honorer. Cette couronne de lauriers devient chez les Romains un symbole de triomphe. Je rappelle que le terme imperator, empereur, désigne d'abord le général vainqueur lorsqu'il revient à Rome. Ce sont ses soldats qui lui accordent ce titre honorifique et déposent en même temps la couronne de lauriers sur sa tête. Il la porte tout le long du défilé de l'armée triomphale ; plus exactement, c'est un esclave qui la lui tient au-dessus de sa tête !

Je suppose que la présence de Vénus et d'Apollon est donc ici un hommage au passé romain, un hommage de la part d'un Siennois.

Arion


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Arion

Le musicien et poète Arion est attaqué par les marins lors d'une traversée ; ses assaillants lui concèdent cependant de pouvoir jouer de la musique une dernière fois. La beauté de sa musique attire le monde marin, et un dauphin le sauve en le portant sur son dos jusqu'au cap Ténare, l'extrémité méridionale de la Grèce.

Ce mythe offre quelques ressemblances avec celui d'Orphée et célèbre la puissance des arts. Les deux sont illustrés dans le même étage (Orphée dans la précédente salle de la frise), c'est dire si Agostino Chigi croyait fermement en ce message. 

Pan et Syrinx


Rome, La Farnesina : salle des perspectives, Pan et Syrinx

Le conte de Syrinx n'est qu'une variante de celui de Daphné : une jeune fille innocente harcelée par un dieu, qui se réfugie dans la métamorphose. Syrinx fuit donc le dieu des troupeaux et des bergers, un homme aux pattes de bouc, et se transforme en roseaux. Pan en tranchera quelques tiges, les joindra avec la cire d'abeille. Ainsi naîtra la flûte de Pan, également baptisée syrinx.

Peruzzi souligne le parallèle entre les deux récits, en attribuant les mêmes places et presque les mêmes gestes aux deux personnages.

Avertissement

Je tiens à préciser que j'ai très peu de documentation sur cette salle ; j'ai repris mon Ovide pour limiter le nombre de billevesées que je pourrais écrire, et je me suis borné à formuler des hypothèses. Elles me paraissent logiques dans le contexte de la villa mais ce ne sont que des propositions. Il existe sans doute des travaux universitaires qui analysent brillamment ce programme iconographique, mais je n'y ai pas eu accès. La plupart des commentaires sur cette salle se limitent aux perspectives du bas, et au mieux énumèrent les titres des mythes. J'ai essayé de proposer quelque chose d'un peu plus détaillé. 

10 commentaires:

  1. Article aussi formidable que les précédents. Il faudrait l'avoir avec soi quand on visite la Farnesina.
    Bravo, vous faites un travail exceptionnel. J'attends avec impatience les Noces d'Alexandre !
    Jeanne

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce sera pour bientôt, j'espère.
      Encore un grand merci pour tous vos commentaires, Jeanne.

      Supprimer
  2. Quel travail de préparation dans cet article ! Bravo.

    RépondreSupprimer
  3. Formidable et passionnant ! Bravo pour vos recherches. C'est un article remarquable.
    Christian

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup, Christian, pour ce message enthousiaste !

      Supprimer
  4. Passionnant, comme toute cette série d'articles ! Je me félicite d'avoir découvert ce remarquable blog !

    RépondreSupprimer
  5. Remarquable travail. C'est un article passionnant !
    Merci beaucoup,
    Adèle

    RépondreSupprimer

Un grand merci de prendre le temps de laisser un commentaire. Je promets de le lire aussi vite que possible.
N'hésitez pas à signer votre message, ce sera encore mieux : je n'ai AUCUN moyen de connaître votre nom, votre e-mail, ou votre blog.
Si vous préférez que vos coordonnées n'apparaissent pas, mais que je vous réponde en privé, utilisez le formulaire de contact, accessible sur la version web du blog.