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mercredi 26 août 2020

Rome : Le Caravage à Saint Louis des Français (San Luigi dei Francesi)


Si on ne l'a pas encore compris en parcourant ce blog, je suis fan de la peinture du Caravage. Mais, en toute objectivité, je pense que ces trois chefs-d’œuvre réunis à Saint Louis des Français méritent à eux seuls de visiter cette église. Que dis-je, de venir à Rome !




Le cardinal Matthieu Contarelli choisit de faire décorer la chapelle qu'il parrainait sur le thème de Saint Matthieu (quel choix original). C'est sans doute le Cardinal del Monte qui lui recommanda le Caravage. Del Monte avait acquis La Diseuse de bonne aventure, en avait commandé une seconde version illico,  et était devenu officiellement le protecteur du peintre. Pieux, très cultivé, on considère qu'il joua un rôle capital dans l'ouverture d'esprit du peintre. On voit que c'est pendant cette période que Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, perfectionna ses effets d'optique. Son répertoire d'objets s'élargit aussi, notamment avec les instruments de musique ; le peintre apprit même à jouer de la guitare. J'avais assisté à une savante conférence qui montrait comment l'acuité et la sensibilité du peintre pouvaient découler de cette expérience chez Del Monte.

Saint Matthieu et l'Ange



La première version du Saint Matthieu et l'Ange fut refusée. Le tableau, conservé à Berlin, brûla lors des bombardements de la Seconde Guerre Mondiale et il n'en reste que des photos en noir et blanc. Ce vieil homme, qui peine à écrire, doit être aidé par l'Ange pour rédiger son Évangile.

 Le cardinal jugea que c'était incompatible avec la stature du saint, que la posture était exagérément naturelle (pourtant, c'est un des points que j'apprécie toujours chez Le Caravage), que l'Ange se tenait scandaleusement sur le sol et que ces pieds salis étaient vulgaires ; l’œuvre fut renvoyée.

Au contraire, je trouve qu'il n'y avait rien d'irrespectueux, et que cette scène était au contraire extrêmement émouvante.


La seconde version s'emploie méticuleusement à éviter tout reproche. L'ange flotte dans les airs, avec un ample voile virevoltant autour de lui.


Le Caravage fait toujours de splendides portraits de gens âgés. Ici, c'est bien un saint auréolé, un homme au regard intelligent soudain interrompu par cette arrivée céleste. Le visage est admirable (rides, barbe, vivacité) et l'ample cape aux coloris chauds lui apporte énormément de noblesse.


 La position des jambes croisées, si rarement peinte et pourtant si naturelle, a fait place à une nouvelle : Matthieu s'agenouille sur un banc, et on distingue difficilement les ongles des pieds.



Comme au Moyen-Age, le dialogue est une histoire de mains. Celles de Matthieu sont concentrées sur l'écriture : de la droite, il lève la plume et de la gauche, il tient le manuscrit, déjà bien avancé. Ce n'est plus un simple scripteur qui écrit sous la dictée, mais un auteur.
J'y vois aussi l'idée de l'instabilité du monde avec ce tabouret prêt à s'effondrer, un pied en dangereux équilibre, l'assise penchée en avant. La proposition du Caravage est sans doute que la religion en est l'antidote. Je préfère voir dans cet évangile dont le coin dépasse, comme le pied du tabouret, mais qui est solidement à plat, la thèse de la solidité de l'écriture. Le livre comme rempart à la folie. 



L'Ange cherche à le convaincre par un geste classique de démonstration. Cependant il n'y a plus de contact physique entre eux.

Comme le montre ma première photo, c'est le premier tableau qu'on voit en arrivant devant la chapelle, et le réalisme de l'espace en trois dimensions, grâce aux perspectives de la table et du banc, la force du clair-obscur avec ces personnages qui semblent sous un projecteur marquent immédiatement. Concernant ce dernier point, nous sommes entièrement manipulés par le peintre, qui éclaire en même temps le dessus (le crâne de Matthieu) et le dessous (le visage, le voile blanc). Mais les ombres savamment dispensées suffisent à nous leurrer.

La Vocation de Saint Matthieu



On ne peut avancer dans la chapelle et les deux toiles latérales sont hélas un peu déformées par la perspective. J'insère donc la photo suivante qui n'est pas de moi.


Le thème illustré provient d'une phrase de l'Evangile de Saint Matthieu : Jésus vit un homme, nommé Matthieu, assis au bureau du fisc, et il lui dit : « Suis-moi. »

Nous sommes donc dans un bureau de perception. Matthieu est en train de compter son argent ; on a tenté de l'identifier à l'homme plus mûr, mais la construction du tableau s'oppose à cette version, et de toute façon le contrat de Contarelli précisait bien le rôle attribué à Matthieu ici, "celui qui compte de la monnaie" . Par-dessus son épaule, un avare (dont les lunettes étaient autrefois un attribut traditionnel) vérifie l'opération.


Le jeune homme est tellement absorbé dans la vérification des pièces qu'il ne remarque rien. Devant lui, il a posé le livre de compte et l'encrier. Tout est remarquable : la position, le visage à-demi dans l'ombre mais où la concentration est visible. Le rayon qui l'atteint en dernier...


Pourtant, arrive de droite une puissante lumière, comme un fort projecteur. Dans l'ombre, un homme barbu tend le bras, accompagné d'un second, vêtu d'une cape antique comme dans le tableau avec l'Ange. Ils ne sont pas à leur place au milieu de ces gens si bien vêtus. Je parierai bien qu'ils ont les pieds nus même si, après des années d'observation, je n'arrive toujours pas à trancher.


 Si Matthieu n'a rien remarqué, les trois personnages réagissent tous : le barbu désigne Matthieu, les yeux écarquillés d'interrogation ; si le doigt va vers lui, ce qui n'est pas impossible, ce serait la même question : "Moi ?" L'enfant vêtu comme un page est confiant ; le jeune homme en noir et blanc semble tourner vivement la tête et peser sur la table comme s'il allait se lever. Caravage nous montre avec lucidité le pouvoir de l'argent. Levi, qui va devenir Matthieu, n'a même pas conscience d'une arrivée divine, tellement les pièces l'absorbent. 

C'est un traitement absolument génial de la scène.
Tout d'abord, et c'est un point pour moi essentiel chez Le Caravage, il s'agit bien de personnes avec des émotions humaines, qui sont "vraies".
Le titre, la Vocation, désigne un appel (du latin vocare, appeler). Le peintre transforme la parole du texte en geste. Il compose une scène totalement silencieuse, qui crée une extraordinaire gravité, et la puissance du geste semble ne souffrir aucun refus. On a souvent rappelé que ce geste était exactement semblable à celui de la Création de l'Homme de Michel-Ange, à la Chapelle Sixtine : le geste qui crée, qui va changer le cours des choses.
 
Le traitement de la lumière est fabuleux, d'abord parce que la lumière du tableau correspond exactement à celle qui parvient dans la chapelle. La fenêtre, obscurcie par une toile cirée, s'illumine également sous la puissance du flux lumineux.
 C'est une grande idée, pas si évidente, que d'avoir laissé le Christ dans une semi-pénombre. Cela fait ressortir le nimbe (non, ce n'est pas un chapeau, on me l'a déjà faite, celle-là) et j'ai le sentiment d'une apparition magique dans la lumière. Pierre, le compagnon du Christ, n'était pas prévu au départ, et fut sans doute ajouté à la demande du commanditaire.

Enfin, je dois avouer que c'est un de mes tableaux préférés, toutes catégories confondues !

Le Martyre de saint Matthieu



Autant le tableau précédent était silencieux, autant celui-ci crie l'horreur, et la bouche ouverte de l'enfant qui s'enfuit hurle pour toujours.

Le martyre de Saint Matthieu apparaît dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine ; pour avoir osé s'opposer au roi d'Ethiopie Hirtacus, il est mortellement frappé par un garde.


A cause du même problème que précédemment, voici une photo meilleure que la mienne.


 Le personnage central, ce n'est pas Matthieu mais le garde, le seul personnage complètement éclairé. Il y a un contraste évident entre la beauté physique, mise en valeur par sa quasi-nudité, avec un pagne comme on pourrait en peindre avec des Christ en croix, et la violence de l'expression. Là encore, j'entends le cri qu'il pousse. 
C'est un cri de haine, une représentation du Mal comme on nous en a encore peu offert jusque-là, malgré la quantité de bourreaux qui martyrisent, de soldats qui crucifient, de trognes qui flagellent. Mais oui, la malfaisance, la noirceur, la cruauté sont incarnées, les murs de l'église n'en protègent pas. C'est un avertissement. Le Mal est parmi nous. 

N'oublions pas que le sac de Rome, ce déchaînement de violence lancé par Charles Quint, est encore récent et a marqué profondément les esprits. Ni que le petit Michelangelo, dans sa Lombardie natale, a vu les ravages de la peste noire ; son père et son oncle en sont morts alors qu'il était encore un tout petit enfant.


Langage des mains, à nouveau : celle qui retient et serre, implacable et vigoureuse, et celle qui résiste, dans un geste de protection (qui indique aussi la bienvenue, mais ce n'est pas le cas ici). Ce geste est mis en valeur par trois lignes : le bras du bourreau, la palme et le corps de l'enfant. A lui seul, il résume le tableau.


 Matthieu ne peut rien, frêle vieillard que la chasuble ne protège pas. Le bourreau est littéralement sur lui. C'est intéressant de comparer avec La Conversion de Paul à Santa Maria del Popolo, avec un apôtre également couché à terre, la tête à droite.




 Je pense que ce sont les bras qui font toute la différence ; Paul les lève dans sa stupéfaction, mais c'est un mouvement plein de vie. Le bras pendant de Matthieu, au contraire, est déjà près de la mort.


L'ange tend la palme du martyre, et là aussi le mouvement est naturel : il se retient de la main gauche pour ne pas tomber comme un enfant qui se penche.


 L'effroi, ce sentiment si apprécié dans l'art baroque, est concentré dans cet extraordinaire enfant qui s'enfuit en hurlant. Cette bouche béante n'a rien de commun avec celle, lascive, du jeune homme mordu par un lézard. Elle annonce plutôt celle d'Isaac dans l'extraordinaire Sacrifice des Offices, un cri venu des entrailles, la peur brute devant l'horreur de la mort. L'enfant est peut-être l'interprète de notre propre effroi. Ou une manière de l'affronter, en un puissant cri cathartique. 


Les spectateurs forment un cercle autour de l'apôtre. On retrouve des figures connues : le barbu en bas à gauche, par exemple. Le jeune homme au chapeau à plumes pourrait bien être celui de la Vocation
Quant à l'autre barbu, en haut à droite sur ma photo, c'est Le Caravage en personne. Ce n'était pas rare de se glisser au milieu d'une scène, Botticelli et Raphaël avaient déjà fourni des exemples célèbres. Ce qui est intéressant chez le Caravage, c'est que ses autoportraits le racontent plus qu'ils ne le représentent. En Goliath décapité, il offre bien sa tête contrite. Ici, dans cette chapelle dont les géniales peintures vont lui faire gravir subitement les échelons de la célébrité, s'introduire dans tous les cercles de Rome, il présente avant tout l'expérience de sa foi. Dans le Martyre, il regarde avec compassion Mathieu. Mais il s'est placé juste en face du Christ, dans la Vocation qui lui fait face. 

Et je me demande si ce n'est pas le même modèle qui a posé pour le bourreau et le David de Vienne !


13 commentaires:

  1. Fascinant article qui nous conduit, grâce à vos textes remarquables, à l'intérieur des tableaux.
    Merci.
    Anne

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  2. Je prépare une conférence sur la vie et les œuvres majeures de Caravage pour une association et vos explications sur les détails du martyre de Saint Matthieu, que je vais détailler, ainsi que la Vocation de Saint Matthieu, me sont d'une grande aide et très précieux . Allez-vous faire de même avec un autre chef-d'œuvre "Les Tricheurs" qui le fit sortir quasiment de l'anonymat . Merci infiniment.

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    1. Bonjour, cher Anonyme, et merci de ce chaleureux commentaire.
      Je n'ai pas prévu de faire un article sur Les Tricheurs dans l'immédiat mais j'ai publié un certain nombre d'articles autour du Caravage.
      Je vous renvoie aux suivants :
      https://fredailleurs.blogspot.com/2019/11/vienne-exposition-caravage-et-le-bernin.html
      (détail de l'exposition viennoise, vous devriez y trouver des éléments pour votre conférence)
      https://fredailleurs.blogspot.com/2020/09/rome-caravage-galerie-nationale.html
      (autour de la Judith et Holopherne)
      https://fredailleurs.blogspot.com/2020/09/rome-eglise-santa-maria-del-popolo.html
      (une église qui contient deux superbes oeuvres)
      https://fredailleurs.blogspot.com/2020/08/rome-galleria-borghese-2.html
      (avec six Caravage majeurs)
      https://fredailleurs.blogspot.com/2020/08/rome-musee-du-capitole-caravage.html
      (deux Caravage dont La Diseuse de bonne aventure)
      Et tentez ce lien qui devrait vous amener toutes mes publications sur le sujet.
      https://fredailleurs.blogspot.com/search?q=Caravage

      N'hésitez pas à partager largement !
      Bonne conférence.

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    2. Avec un peu de retard je vous remercie infiniment pour vos conseils et références et vous souhaite de belles fêtes de fin d'année ainsi qu'une année 2021 aussi riche et pleine qu'est votre blog sur, sans aucun doute, le plus grand peintre du Baroque italien.

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    3. Merci pour ces vœux et recevez tous les miens. Je suis justement en train de lire La Solitude Caravage de Yannick Haennel, que je vous recommande chaleureusement.

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    4. Je viens justement de finir ce livre, et effectivement, on peut le recommander à tous les les amateurs, éclairés ou débutants, du génial lombard, même si le style reste un peu trop "pompeux" pour moi.
      Ernesto

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  3. Passionnant article avec de riches commentaires.

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  4. Félicitations pour votre blog si riche et si passionnant. Des heures de travail à n'en pas douter.
    Olivier

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    1. Merci Olivier. C'est très gentil à vous !
      Des heures, je confirme...

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  5. Superbe et passionnante publication. Merci de nous faire partager vos passions.
    Karl

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