Un opéra majeur
A l'origine de cette œuvre se trouve Jakob Lenz, le vrai, un jeune auteur du XVIIIe siècle en pleine ère Sturm und Drang, la première phase du romantisme allemand. Il est né en Lettonie (alors allemande) et est devenu ami de Goethe qui l'a invité à Weimar. Peu à peu victime de schizophrénie, il se rend dans les Vosges auprès du pasteur Oberlin qui tente en vain de le soigner. De plus en plus prisonnier de sa démence, Lenz continue son itinéraire en vrai Wanderer, jusqu'à Saint Petersbourg puis jusqu'à Moscou où on le retrouve mort dans la rue, en 1792. Il a quarante ans.
La première base de l'opéra n'est pas l'œuvre de l'auteur Lenz (pièces de théâtre et poèmes) , mais les carnets d'Oberlin où celui-ci a scrupuleusement consigné l'évolution de son patient. Une des premières études psychiatriques de l'histoire.
Deuxième étape, l'auteur Georg Büchner découvre ces écrits qu'il transpose dans une nouvelle, Lenz. Cet extraordinaire génie de la littérature, mort à vingt-quatre ans, était médecin et sans doute sa formation n'est pas étrangère au contact avec les carnets d'Oberlin. Malgré la taille réduite de son œuvre, Büchner n'a écrit que des pièces remarquables : outre cette nouvelle, deux pièces achevées, Dantons Tod (La Mort de Danton), Leonce und Lena (Leonce et Lena) et une inachevée, Woyzeck, dans laquelle il injecte également des éléments provenant de ces carnets.
C'est très frappant que cet auteur, étoile filante de la littérature, ait fourni ainsi la base de trois des plus grands opéras du XXe siècle.
Troisième étape, le jeune Wolfgang Rihm compose à vingt-six ans un opéra d'une sidérante maturité, assimilant l'héritage de ses glorieux aînés, Boulez et Stockhausen notamment, tout en proposant une réaction nouvelle. Un coup de maître sur la scène de Hambourg, qui assied la réputation du compositeur. Il a depuis produit une quantité assez impressionnante de pièces. J'ai eu la chance, l'an dernier, d'entendre par Gerhaher le cycle que Rihm avait composé pour lui.
Il intègre quantité d'éléments divers, exploitant la voix selon un nombre de possibilités imaginables (Sprechgesang, cri, voix vibrée, falsetto…) et utilise un orchestre réduit : piano et clavecin qui apporte la touche XVIIIe et crée l'étrangeté, trois violoncelles, sept bois, deux cuivres, des percussions. Un opéra de chambre donc, d'autant que sur scène ne se trouvent que trois personnages et six solistes qui forment un chœur miniature. Treize scènes y ponctuent ce chemin de croix vers le tréfonds de la folie.
Jakob Lenz n'est pas à proprement parler une œuvre rare mais je ne l'ai vu qu'une fois. Cette année, Le Balcon en a donné une version dont on m'a dit le plus grand bien, au Théâtre de l'Athénée. N'ayant pu y assister, je suis ravi de retrouver à Aix une œuvre qui m'avait fait une violente impression.
La vision d'Andrea Breth
En 2014, le Staatsoper de Stuttgart a souhaité une nouvelle production de cet opéra et a sollicité une légende de la scène allemande, ancienne directrice de la Schaubühne de Berlin. Elle s'était fait connaître auparavant par une retentissante Maison de Bernarda Alba à Freiburg, a conçu des spectacles fameux au Burgtheater de Vienne. Elle a aussi proposé beaucoup de mises en scène d'opéra dont un Evgeny Oniegin à Salzburg.
La réussite de ce Jakob Lenz a valu à ce spectacle de nombreuses reprises, au Staatsoper de Berlin et à la Monnaie de Bruxelles où il a été capté. Celle d'Aix n'est sans doute pas la dernière.
Le décor de Martin Zehetguber fait cohabiter différents lieux de la maison d'Oberlin, une demeure aux murs gris-verts lépreux, à des rochers romantiques tout droits issus du Sturm und Drang. D'inquiétantes silhouettes noires et fantomatiques (je pense aux anges rebelles de la peinture gothique) viennent perturber cet espace où Lenz tente de trouver le repos, loin du monde factice, mais c'est en fait là qu'il développe son angoisse, sa douleur de la perte de Friederike, l'aimée, "l'enfant du soleil". Ses visions de cauchemar emplissent l'espace et contrastent avec les personnages d'Oberlin et de Kaufmann, dans un antagonisme qui évoque fortement Wozzeck.
On voit qu'Andrea Breth ne cherche pas à adoucir la violence de l'œuvre, mais au contraire à en renforcer l'obscurité tout en trouvant sans cesse des solutions plastiques. L'investissement des interprètes doit sans doute autant à leurs exceptionnelles qualités d'acteur qu'à la précision d'une direction d'acteurs minutieuse.
Eblouissants interprètes
Au premier plan de cette exceptionnelle réussite, je dois saluer les musiciens de l'Ensemble Modern, véhéments et inspirés, menés par le grand spécialiste de la musique allemande du XXe siècle, Ingo Metzmacher. Son talent à exposer toute l'urgence de l'opéra éclate autant que dans sa Lady Macbeth de Mzensk parisienne.
Le chœur de solistes (Josefin Feiler, Olga Heikkilä, Camille Merckx, Beth Taylor, Dominic Grosse et Eric Ander) montre des voix solides et colorées qu'on aimerait bien réentendre dans des rôles plus individualisés.
James Platt ayant décliné le rôle d'Oberlin, j'y retrouve Wolfgang Bankl, pilier de l'Opéra de Vienne où je l'ai entendu dans une multitude de rôles, Ochs notamment. Je l'ai encore vu cet automne dans Elektra. Son Oberlin, tout de compassion attentive, est particulièrement réussi.
Après son remarquable Zynovy ce printemps, John Daszak incarne un implacable Kaufmann sadique, pervers, extraordinaire de présence incisive.
Mais le spectacle ne serait pas le même sans l'interprétation unique de Georg Nigl. Le baryton autrichien n'a pas une voix exceptionnelle, mais sa technique souveraine lui permet de la plier à toutes les exigences de la partition, et surtout il puise au fond de ses tripes pour "tout donner" à son personnage. Rarement le terme d'incarnation n'a eu autant de sens sur scène, et je peux bien avouer avoir été complètement retourné par l'intensité de cette interprétation.
D'ailleurs, avant que les applaudissements nourris n'éclatent, le silence demeurait parmi les spectateurs foudroyés…
Et malgré ce, la salle était loin d'être pleine ; j'ai été surclassé dans les premiers rangs d'orchestre, c'est dire…
On ne peut que remercier Pierre Audi pour ce spectacle assurément inoubliable, et pour moi une des deux plus éclatantes réussites de ce cru aixois.
Dominic Grosse |
Eric Ander |
Ingo Metzmacher |
Beth Taylor |
Olga Heikkilä |
Josefin Feiler, Wolfgang Bankl |
Georg Nigl |
I don't know anything about that : Lenz, Büchner, Rihm, but I am fascinated by your enthusiastic review and the pictures shown. I have attended a performance of a play, set in a psychiatric shelter, and I will never forget it.
RépondreSupprimerAnnie
I am sure your play was a great show! I will never forget this one, i swear it!
SupprimerThanks, Annie.
Votre analyse précise et étayée est passionnante ! D'après ce que vous dites, on trouve un DVD de ce spectacle. Je me renseigne immédiatement.
RépondreSupprimerPierre
Effectivement, le DVD existe pour le spectacle de Bruxelles. Vous me direz ce que vous en avez pensé !
SupprimerGrand merci, Pierre.