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dimanche 13 février 2022

Vienne, Belvedere : Au temps de Dürer (3)

 

Après la première et la seconde parties, voici le troisième volet consacré à l'exposition Au temps de Dürer présentée au Belvedere de Vienne.

La présence de la nature

Wolfgang Huber, Anges avec le suaire du Christ, 1521

Au début du XVIe siècle, la nature apparaît avec insistance dans un ensemble d’œuvres en provenance du Danube. C'est une tendance nouvelle, promise à une longue descendance qui établira le paysage comme genre pictural à part entière. Jörg Breu, Rueland Grueauf s'impliquent activement dans ce genre novateur. Albrecht Altdorfer et Wolfgang Huber créeront ensuite de vrais paysages du Danube. 

Pour l'instant, le sujet religieux continue à dominer la gamme des sujets, et le paysage s'insère dans les retables en accompagnement. Huber propose une peinture bien originale, en montrant dans la partie inférieure un délicat paysage d'une vallée brumeuse, avec une palette de bleus qui évoque la peinture du Nord, sans aller pour autant jusqu'aux coloris de Patinir. Je présume qu'il s'agit de la vallée du Danube.

Les anges ne me semblent guère ordinaires ; on dirait des contemporains du peintre nantis d'ailes. Les vêtements incitent à cette comparaison et les expressions sont vraiment inusitées pour des créatures angéliques !

Wolfgang Huber, Cabanes, c. 1520

Les artistes explorent avec plus de liberté le paysage dans des dessins plus personnels qui paraissent croqués sur le vif. Le dessin à la plume ne pardonne aucune maladresse et réclame une parfaite sûreté de trait. Je trouve chez Huber une réelle maîtrise de la composition, qui utilise les lignes du chemin et les bûches pour marquer la perspective, les arbres pour renforcer la réduction des tailles. 

Le dessin a énormément de charme.

Jörg Breu, La Fuite en Egypte, c. 1501

 

Jörg Breu n'est pas si connu aujourd'hui et pourtant ce fut un artiste important ; originaire d'Augsburg, il s'illustra dans la fresque, la gravure, l'enluminure, la peinture de retable, et même celle de vitraux. Il réalisa une fameuse chronique de sa ville et le retable pour l'abbaye de Melk, célèbre polyptyque admiré.

Ces deux panneaux provenant de Nürnberg prouvent son art du contrepoint, hérité de la peinture médiévale qui illustrait plusieurs scènes, voire plusieurs moments sur une même surface, mais aussi un art consommé du paysage.

Jörg Breu, La Crucifixion, c. 1501

Les personnages se regroupent par masses et Breu me paraît s'amuser à en caricaturer certains. Le panneau n'est pas exempt de maladresses, heureusement contrebalancées par de belles réussites, et un délicieux paysage que je trouve bien italien.

Wolfgang Huber, Paysage avec le Traunstein, c. 1520

Deuxième dessin de Huber, tout aussi réussi que le premier, et usant d'ailleurs de stratagèmes semblables pour imposer une tridimensionnalité.

Wolfgang Huber, Vue de Vienne, 1530

La vue de Vienne est vraiment un croquis rapide, mais c'est toujours intéressant de mesurer la place de la muraille (au niveau de la Karlsplatz, paraît-il) par rapport à la cathédrale. Huber  dessine depuis une place forte et se sert cette fois des futs de canon pour marquer sa perspective.

Albrecht Altdorfer, Paysage de montagne, c. 1511

La nature tient chez Altdorfer une place prépondérante, et il me paraît avoir un goût particulier pour les paysages tourmentés, les arbres tordus.

Albrecht Dürer, Innsbrück vue du nord, c. 1495

Dans l'exposition, quelques paysages de Dürer sont interdits de photographie. Voici enfin une œuvre que je peux présenter pour justifier le titre (Au temps de Dürer). 

En 1495, Albrecht partit pour son premier voyage en Italie, passa par Innbrück, traversa le Brenner et descendit la vallée de l'Eisack. Véritable pionnier de l'aquarelle de voyage (genre qui serait abondamment développé par les Britanniques au XIXe siècle), il saisit paysages et cités avec une précision photographique.

Cette charmante aquarelle avait été accrochée dans la riche rétrospective Dürer de l'Albertina.

Wolfgang Huber, Vue de Passau, c. 1540

Importante ville de Bavière, Passau s'enrichit dès le Moyen-Âge grâce à la navigation fluviale. Huber retient un point de vue éloigné pour embrasser l'ensemble de la ville et l'inscrire dans le paysage, avec toujours ce goût pour la forte perspective et une extraordinaire habileté technique pour suggérer ombre et lumière, relief et détails.

Lucas Cranach l'Ancien, Retable du Miracle de Mariazell, 1512

Magnus, un moine bénédictin, voyageait en Styrie mais dut s'arrêter car un énorme rocher l'empêchait d'avancer. Il invoqua la Vierge Marie et, ô miracle,  le bloc s'ouvrit pour le laisser passer. Magnus alla chercher au monastère de Lambrecht une statue de la Vierge façonnée dans du bois de tilleul en remerciement pour cette offrande. Il construisit autour de la statue une cellule ("Zell") qui s'agrandit progressivement. Le sanctuaire de Mariazell fut fondé en 1157 et devint un des principaux centres de pélerinage en Autriche. Au XIVe siècle, les pèlerins affluaient déjà de toute l'Europe et avant la pandémie, on comptait un million de visiteurs annuels.

De nombreux peintres illustrèrent la légende de Mariazell et les miracles qui s'y seraient déroulés.

Lucas Cranach l'Ancien, Retable du Miracle de Mariazell (détail), 1512

Dans la version de Cranach, l'exorcisme est particulièrement haut en couleurs !

Rueland Frueauf le Jeune, Scènes de la vie de Saint Leopold, c. 1505

On établit les Scènes de la vie de Saint Leopold comme l'acte fondateur de la peinture de paysage dans l'école du Danube. Fruehauf, un artiste de Passau, nous propose un cadre doux et serein, plus vallonné qu'escarpé, dans lequel s'inscrit la biographie de Leopold. Le margrave d'Autriche, très pieux et charitable, qui avait transformé son palais en asile pour les pauvres et les orphelins, est le fondateur officiel de l'abbaye de Mariazell. C'est aussi le saint patron de l'Autriche.

L'Autriche aux portes de la Renaissance

En Italie pointe un âge nouveau où on va s'intéresser à l'humain plus qu'au divin, une véritable révolution ! C'est un moment d'expériences artistiques, scientifiques, littéraires, extraordinaire. L'humanisme place en avant l'éducation comme la clef du développement personnel et de la réussite individuelle, à la place de la foi.

L'empereur Maximilien Ier et l'archiduc Ferdinand Ier dirigent alors l'Autriche et promeuvent les artistes novateurs, qui analysent et décrivent le monde avec minutie.

Wolfgang Huber, Ecce Homo, c. 1522

Magnifique retable de Wolfgang Huber à la riche palette. La population fulminante fait face à un Christ tranquillement accoudé à la balustrade, un peu affligé de tout cela, mais serein devant son destin. Huber exploite les lignes du carrelage comme celles des chemins, pour creuser sa perspective.

Anonyme, Apôtre, c. 1515

En absence d'attributs caractéristiques, impossible d'identifier avec précision cet apôtre. Avec le livre, j'aurais bien pensé à un évangéliste, mais apparemment ce n'est pas considéré comme un indice probant par les vrais spécialistes.

Cette superbe statue, au corps ondoyant, proviendrait de la région du lac de Constance.

Anonyme, Le Christ aux outrages, c. 1505

Les donateurs, Paul Vink et sa femme, posent de part et d'autre d'un Christ aux outrages  ; quel choix curieux ! Si l'artiste anonyme ne maîtrise pas la perspective et les rapports d'échelle aussi brillamment que Huber, il exécute cependant un tableau animé aux détails multiples, comme le chien qui saute joyeusement vers l'enfant tenu par la main, à droite.

Wolfgang Huber, Les Adieux du Christ, 1519

Le Christ prenant congé de sa mère, ou parfois des saintes femmes, est un sujet qui se développe précisément aux XVe-XVIe siècles, surtout en Europe du Nord. Avant de partir pour Jérusalem, le Christ bénit sa mère (et ses éventuelles compagnes), et cela marque le début de la Passion. Il ne s'agit pas d'une scène de la Bible ; elle est extraite des Méditations sur la vie du Christ, un recueil du XIVe siècle très populaire qu'on attribuait à Saint Bonaventure. Ce n'est plus le cas aujourd'hui et on parle maintenant du pseudo-Bonaventure.

Dürer l'illustra dans une gravure abondamment diffusée, qui influença longuement les autres représentations : inscription dans un paysage, Christ en droite, groupe de femmes à gauche.

Jörg Kölderer / Niklas & Gregor Türing, Danse des Maures, c. 1496

Œuvre à trois mains : Jörg Kölderer, un peintre de la cour de Maximilien, pour le dessin et deux membres de la famille Türing, des artistes d'Innsbrück, pour la sculpture. 

La danse en question est extraordinairement expressive, avec un personnage  à droite aux cheveux pendants dans une position incroyable, comme s'il était en transe. Les animaux au sol (chien ou sanglier, singe) ajoutent à la sauvagerie.

Ce bas-relief me parle particulièrement ; j'ai vu, en terre Maya, au nord du Guatemala, une semblable Danza moresca avec des vêtements similaires, y compris des grelots au pied. J'ignore pour autant à quoi cela fait référence.

Hans Maler, L'Archiduc Ferdinand Ier, 1521

Portrait sensible, et pas seulement honorifique, du frère cadet de Charles Quint. Ce fut un souverain sage dont la devise était Fiat justitia et pereat mundus, Que la justice soit, même si le monde devait périr. Profondément humaniste, il favorisa particulièrement le développement de l'université.

Urban Görtschacher, Ecce Homo, 1508

Le mystérieux Görtschacher semble avoir été au contact de la peinture italienne, et particulièrement vénitienne, et je retrouve bien cette influence dans un Ecce Homo un peu maladroit mais expressif et animé.

Hans Schäufelein, Scène de tournoi, c. 1509

Schäufelein fut élève et collaborateur de Dürer, mais cela ne se voit pas du premier coup d'oeil dans cette représentation d'un tournoi ; la présence de cette scène montre combien ce sport médiéval était encore en vogue au début du XVIe siècle.

La palette est étonnamment terne, avec une utilisation parcimonieuse des touches de couleur, rouges, jaunes et bleues. Mais l'animation est très bien restituée, avec nombre de détails savoureux, et la composition réussit, malgré une organisation très stricte, à rendre l'effet de joyeuse pagaille.

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C'est une exposition à mon avis bien mal nommée, car le titre laisse croire à un grand nombre d'œuvres de Dürer, alors que celui-ci est bien moins représenté que Huber. Mais je veux bien croire qu'il fallait un grand nom éloquent pour attirer le public ! Les pièces présentées ne me semblent pas toujours éclairer les panonceaux, par ailleurs.

Hormis ces réserves, elle est intelligemment construite et présente quantité d’œuvres magnifiques, inscrites dans une féconde et passionnante période de l'histoire de l'art.

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