Paris : La Puce à l'oreille à la Comédie Française

En ce début de saison, j'ai le plaisir de retrouver une pièce de Feydeau bien rarement donnée, La Puce à l'oreille. C'est, je crois, le premier Feydeau que j'ai vu sur scène, et un de mes tout premiers spectacles au Français.



C'est une vraie pièce de troupe, et, comme pour Shakespeare, le nombre de comédiens nécessaire est sans doute un frein à la production de ces chefs-d'œuvre. C'est d'autant plus dommage que, outre la phénoménale puissance comique, les pièces de Feydeau poussent l'absurde à ses extrêmes limites. Celle-ci, en outre, réussit à parler ouvertement de sexe sans jamais tomber dans la vulgarité, mérite dont le théâtre de boulevard aurait bien fait de s'inspirer.

Le sujet démultiplie le quiproquo à l'infini. Raymonde Chandebise a ouvert un colis provenant de l'hôtel... Non, pas du Libre-échange, mais du Minet Galant (pas mieux !). Elle est persuadée que son mari la trompe. Elle convainc sa copine Lucienne de lui adresser une lettre de rendez-vous, afin de prendre le coupable en flagrant délit. Tous les personnages vont se retrouver à l'hôtel, où officie Poche, le sosie de son mari. Et c'est Poche qui finit par être ramené au domicile conjugal !
Ajoutons une fameuse tournette présente dans le texte, qui transforme en un clin d'œil la chambre d'hôtel.

Nouvelle production de Lilo Baur

J'ai vu plusieurs mises en scène de Lilo Baur, sa Lakmé à plusieurs reprises, Sa Maison de Bernarda Alba ici même, mais encore jamais de comédie, et j'étais curieux de savoir comment elle allait traiter ce genre-là.

Comme Macha Makeieff avec ses célèbres Femmes Savantes, elle a choisi de déplacer l'intrigue dans les années 1960, coiffures à choucroute et robes évasées comprises, période où la morale reste encore corsetée et cependant marquée par un souffle de libération.

Les choix artistiques sont intéressants. L'esthétique est avant tout celle du slapstick, parfois, et du dessin animé, souvent, avec un choix de postures qui vont au-delà du comique de geste. La metteure en scène me semble créer une véritable rhétorique du corps qui amplifie l'univers absurde.

Le travail est identique sur le son, dans une pièce qui travaille la voix au-delà du mot, entre le franspagnol de Carlos (procédé qu'on retrouve avec la même efficacité dans Un Fil à la patte), l'américain de Rugby et la langue sans consonne de Camille, mais aussi avec les langages contrastés de Chandebise et Poche, deux personnages sosies pour un seul acteur.

Distribution : que du bonheur !

On sent ici une réelle volonté de faire accéder des comédiens émérites, aux talents versatiles, au plein statut d'artiste comique. Si certains, comme Thierry Hancisse, Cécile Brune ou Nicolas Lormeau, l'ont prouvé depuis longtemps, c'est un plaisir de découvrir la vis comica de Serge Bagdassarian et d'Anna Cervinka.

Les petits nouveaux, Aksel Carrez, Nicolas Verdier et Mickael Pelissier, s'emparent avec jubilation de leurs silhouettes, et Camille Seitz est une cocasse Eugénie. Autant de talents prometteurs, à redécouvrir dans leurs futurs emplois.
Parmi les derniers pensionnaires, Birane Ba offre beaucoup de punch (à tous les sens du terme !) à son rôle de client américain et Élise Lhomeau campe avec vitalité Antoinette.

Jean Chevalier impose avec talent des capacités comiques insoupçonnées (inoubliable Camille !) et Sébastien Pouderoux, décidément talentueux dans tout ce qu'il fait, s'avère un irrésistible Tournel, avec chic et classe.

On retrouve des valeurs sûres de la maison dans des rôles secondaires : Bakary Sangaré, impayable Baptistin (pas le rôle le plus facile à faire exister), Nicolas Lormeau, impeccable Étienne, Cécile Brune, remarquable Olympe qui réussit à faire croire à un grand rôle, Thierry Hancisse, dans un grand numéro de militaire reconverti.

Jérémy Lopez a déjà montré sa large palette. De Roméo à Troilus et Cressida en passant par Le Système Ribadier, la maison à su exploiter sa versatilité. Son Carlos est une belle création, hénaurme comme il faut. Malgré une allure svelte et une taille moyenne, c'est un comédien qui sait se servir de son corps pour imposer sa présence.

Alexandre Pavloff a été aussi employé dans tous les répertoires (un Rodrigue extraordinaire !) et il ajoute sa savoureuse composition de Fidache à une liste bien remplie.

Promotion pour l'excellente Pauline Clément, qui quitte le tablier de Victoire (L'hôtel du Libre-échange) pour accéder aux atours de Lucienne. L'élégance de son nouvel emploi ne bride en rien ses réserves de comédie.

Anna Cervinka n'a, à ma connaissance, jamais touché à ce répertoire. Je l'ai vue dans Tartuffe, La Maison de Bernarda Alba, Lucrèce Borgia, et plutôt dans de petits rôles. Elle est absolument épatante, de rythme, de précision, et je lui découvre un naturel comique confondant.

Serge Bagdassarian est décidément un acteur étonnant. Non content d'avoir littéralement transformé sa silhouette en perdant, il y a quelques années, un nom astronomique de kilos, d'avoir toujours été remarquable (un phénoménal Père Ubu, entre autres), il offre dans son double rôle une mémorable performance. Il donne vraiment l'impression de deux personnages différents, par la voix, par la silhouette, par la gestuelle. C'est prodigieux.

Qu'ajouter ? Une merveilleuse soirée, où j'ai ri d'un bout à l'autre. La production est programmée jusqu'en février, il ne faut pas s'en priver !

Bonne moisson ! Je n'ai pas eu le temps de prendre tout le monde en photo.

Nicolas Verdier

Birane Ba

Alexandre Pavloff

Mickaël Pelissier

Serge Bagdassarian

Anna Cervinka, Élise Lhomeau

Jérémy Lopez

Pauline Clément 

Nicolas Lormeau