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dimanche 10 février 2019

Paris : Les Troyens (Opéra Bastille)


Stéphane Lissner a choisi de remonter un opéra-phare pour cette année 2019 qui marque à la fois les 350 ans de la maison Opéra de Paris et les 30 ans de l'Opéra Bastille ; c'est en effet avec cet opéra que fut inauguré le bâtiment, et le fonctionnement encore expérimental plongeait toute l'équipe artistique dans le désarroi, les chanteurs ne sachant où aller… Je me rappelle une très drôle conversation avec Shirley Verrett !

Je l'ai revu lors de la reprise avec une émouvante Deborah Polaski et un décevant Jon Villars dans la production de Wernicke, mais je suis ravi de le retrouver dans une nouvelle production. Après tout, moi aussi je fête mes trente ans d'abonnement !   



C'est un plaisir de retrouver aussi le magnifique rideau bleu commandé par Pierre Bergé à Cy Twombly, tellement original à l'inauguration. Cette idée de faire dessiner des rideaux de scène par des artistes fut ensuite reprise un peu partout. Celui-ci reste quand même mon préféré. Je me suis toujours demandé pourquoi il avait ensuite été retiré, pour être remplacé par rien du tout. 

Nouvelle production de Dimitri Tcherniakov



A chaque époque son théâtre. La production de Wernicke, très très Wernicke, succédait à celle, inaugurale, de Pizzi, élégante mais un peu vaine. Aujourd'hui on recherche une véritable lecture de l'œuvre et on attend une direction d'acteurs qui présente de véritables personnages.

Tcherniakov se pose toujours la question : en quoi cette œuvre peut-elle s'adresser, parler, à des spectateurs d'aujourd'hui ? Et il travaille le jeu des personnages très intensément. Ses spectacles proposent toujours une vision expressive des œuvres, même si on voit parfois un certain systématisme.


Presque comme toujours, c'est Troie qui impressionne le plus. La famille dirigeante est un panier de crabes coupé du monde, et Tcherniakov invente un inceste de Priam envers Cassandre pour expliquer pourquoi elle est ainsi coupée de ses proches. On comprend pourquoi personne ne l'écoute, elle fait presque honte à la famille.

Les dirigeants sont entièrement ignorants de la population, qui vit les événements (au jour le jour, un bandeau diffuse les informations en direct) dans un décor urbain et grisâtre à l'opposé du luxe du cabinet royal.

Cassandre est interviewée par une équipe télé, ce qui lui évite de prophétiser dans le vide.

L'autre bonne idée, c'est de remplacer le cheval par Enée lui-même  devenu un traître. Certes, la figure glorieuse s'en trouve affaiblie, mais le héros prend son avenir en main et n'hésite pas à sacrifier cette famille desséchée, recroquevillée sur elle-même, pour accomplir son destin. Il obéit à sa mission, même si cela l'oblige à de cruels sacrifices. Il tente de sauver sa femme Créüse, sans succès, et il sera contraint de laisser Didon à son malheur. On a vu bien pire dans les récits antiques.


La deuxième partie, Les Troyens à Carthage, nous montre un centre de traitement pour traumatisés de guerre, pas si éloigné du "séjour heureux" que représente cette pause salutaire. Cette idée, qui rappelle un peu la Carmen aixoise, fonctionne pleinement grâce à un décor hyper-réaliste.  Beaucoup d'animation dans des chœurs bien individualisés  et des personnages jamais laissés en plan : le duo Anna-Narbal voit les deux chanteurs se livrer une partie de ping-pong (dans doute un sacré challenge pour les interprètes). Eux, ce sont des gilets rouges. Les jaunes passent à la télé !

La chasse royale donne lieu à une thérapie de groupe où les individus lèvent des pancartes avec les didascalies de Berlioz : une excellente idée qui dynamise un moment jamais très réussi sur scène.
La principale métamorphose provient du personnage de Didon, reine pour rire, couronnée comme si elle avait trouvé la fève dans la galette des rois. Son statut est incertain : elle semble diriger le centre mais participe aux activités de groupe comme une pensionnaire. Ce qui est assuré, c'est que c'est une femme, débarrassée de son aura, qui respire et éprouve des sentiments comme n'importe qui.

Le duo avec Enée, splendeur de musique nocturne, est le rendez-vous ordinaire de deux amoureux autour de tables en formica. Ce n'est pas en soi un problème : l'amour n'est pas réservé aux héros et leurs tourments sont ceux de gens ordinaires. Avec le refus de la nuit scénique, on y perd tout de même en poésie, peut-être à cause du violent éclairage.

Peu d'héroïsme dans le départ pour l'Italie, qui perd sa dimension épique et me fait plutôt penser à celui de L'Italienne à Alger ! Le destin doit être accompli, mais à quel prix.

Si on récapitule, c'est une production vraiment passionnante, car Tcherniakov a bien remis cartes sur table pour interroger le livret sans parti pris. La famille royale est déchue de son statut. Si Enée a un statut de héros,  c'est parce qu'il a un destin à accomplir, et cette nécessité l'oblige à tout sacrifier sur son chemin. Mais il n'a plus rien de ce héros car la guerre ne rend pas héroïque. Il est épuisé, miné, traumatisé au point de trembler, et c'est bien pour cela que le départ pour Rome n'a rien d'épique. Il ne fait qu'obéir à son devoir.

Finalement, encore plus passionnante est la vision de Didon, elle aussi traumatisée par les événements (la mort de son mari Sychée). Une femme fragile, enfermée entre quatre murs, psychologiquement prisonnière. C'est Anna qui lui recommande l'amour avec Enée, donc ici c'est une soigneuse qui parle et qui prescrit un traitement. D'ailleurs, Enée aime-t-il vraiment Didon ou se contente-t-il de jouer un jeu dans le cadre de la thérapie ?
L'abandon d'Enée, c'est l'échec de la thérapie, et Virgile évoque très justement la fureur de Didon, terme qui renvoie plus à la folie qu'à la colère. Dans sa dernière scène, cette femme fragilisée est complètement détruite, et les infirmiers sont dépassés par l'ampleur de cette crise. Je trouve que Tcherniakov illustre parfaitement la passion, du verbe latin patior, subir. Sans jamais trahir le livret (et d'ailleurs, si Virgile détaille l'amour de Didon en long et en large, il reste plus évasif sur celui d'Enée) mais en explorant les enjeux de l'œuvre et les affects des personnages.

Et ça, c'est pour moi le plus haut niveau d'une mise en scène.

Une réserve cependant. Je ne sais pas si c'est de son fait, de la volonté du chef ou du choix de la direction de la maison, mais les coupures sont assez nombreuses. Parfois des fragments  mais tout le duo des sentinelles passe à la trappe, dommage.

La distribution 

Philippe Jordan bénéficie  une fois de plus, de l'excellence des chœurs, puissants et très articulés et de l'orchestre très coloré de la maison. Ce qui me frappe surtout est son soin à montrer la diversité de l'écriture berliozienne, d'un opéra à l'autre. Triomphe spectaculaire aux saluts. 


Dans les rôles minuscules de Priam et d'Hécube, grand luxe : le vétéran Paata Burchuladze (vu la première fois en 1985 !) côtoie Véronique Gens, c'est vraiment beaucoup pour si peu à faire.

A gauche, Paata Burchuladze

Les deux capitaines troyens de Jean-Luc Ballestra et de Tomislav Lavoie, le Panthée de Christian Helmer, le  fantôme d’Hector de Thomas Dear sont impeccables.

Brandon Jovanovich, Stéphanie d'Oustrac, Stéphane Degout, Paata Burchuladze

En Chorèbe, Stéphane Degout qui l'avait enregistré à Strasbourg est parfait. Style, couleur, diction, incarnation. Le verbe est délicatement ciselé, dégusté, avec un remarquable sens du théâtre.
Je n'ai pas entendu mieux dans le rôle. Vraiment  à chaque fois il confirme ses qualités ; on sent un mûrissement de la voix qui le rend prêt pour d'autres rôles, comme Golaud auquel je crois qu'il pense depuis un moment.

Stéphanie d'Oustrac

Magnifique Cassandre, Stéphanie d’Oustrac nous gratifie aussi d'une véritable incarnation, avec un sens du récit, de la construction  qui nous offre de magnifiques prophéties. La salle est un peu grande pojr sa voix et on la sent parfois à la limite de ses moyens, mais c'est un superbe travail qui mérite bien l'ovation reçue.

A gauche, Bror Magnus Todenes

Du côté de Carthage, les ténors assurent de délicates melodies : Hylas, voix plus charnue avec Bror Magnus Tødenes, et Iopas avec Cyrille Dubois, plus léger, qui phrase très élégamment.

A gauche, Christian van Horn

Narbal a aujourd'hui les traits de Christian Van Horn, le récent Mefistofele du Met. Excellent français comme souvent avec les Américains, superbe timbre de bronze. Encore du super-luxe.

Michèle Losier, Cyrille Dubois, Aude Extrémo
Dans cet opéra, Berlioz a une fois de plus (dans la Damnation, la seule femme est une mezzo-soprano) retenu des voix graves féminines. Quatre ici, en comptant Cassandre ! Ascagne est l'excellente Michèle Losier, tout à fait remarquable, d'autant plus que le rôle est soigné par Tcherniakov, le seul personnage à échapper à la folie ambiante, sain jusqu'au bout. Énergique et enthousiasmante.
Anna est interprétée par Aude Extrémo. Je n'ai plus entendu cette chanteuse depuis ses tout débuts et je suis stupéfait de l'évolution de sa voix. Timbre richement bourré d'harmoniques, style noble, personnage incarné. A réentendre dans un grand rôle.

Ekaterina Semenchuk

 Didon devait être chantée par Elina Garanča, mais devant sa défection  on a retenu la Ježibaba de Rusalka, Ekaterina Semenchuk. Voilà aussi plusieurs années que je n'ai pas écouté cette cantatrice, depuis une Carmen berlinoise. Elle a pourtant chanté Didon avec le Mariinsky, ce qui a facilité la substitution. Ma première surprise est devant la qualité du français, généralement pas l'apanage des Russes (et ce n'était pas le cas de sa Carmen).
Voix opulente, chaude, variée, qui sait s'alléger. Interprétation extrêmement émouvante d'une femme blessée. Dans l'extraordinaire scène finale, elle rejoint Cassandre, seule au milieu de tous, différente de chacun. Isolée par son costume comme l'était Cassandre, seule à faire sa crise, incomprise. Petite femme regardée sans compassion.  Bouleversante.

Honnêtement je pense qu'on a rien a regretter de ce remplacement !

Aude Extrémo, Brandon Jovanovich, Ekaterina Semenchuk, Philippe Jordan, 
José Luis Basso (chef des chœurs), Christian van Horn, Magnus Bror Todenes 

 L'Enée de Brandon Jovanovich reproduit les qualités de son interprétation viennoise, héroïsme, souplesse de la ligne, et une endurance qui lui permet de triompher de ce rôle meurtrier. Et il colle parfaitement à la vision de Tcherniakov, en interprétant un traumatisé de guerre sans surjeu excessif.
Un remplacement de luxe, puisque c'était Brian Hymel qui était initialement prévu.

Un plateau de super-luxe, il fallait bien ca pour cet anniversaire.

Cyrille Dubois

Christian van Horn

Brandon Jovanovich

Ekaterina Semenchuk

avec Michèle Losier



6 commentaires:

  1. Very different from your Vienna experience !
    But an oustanding post, once again !
    Annie

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  2. Super commentaire! comme d'habitude, j'apprends beaucoup de choses!! Merci Fred!

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    1. Un grand merci pour ce commentaire ! Je crois que la représentation est visible sur Arte+7. Gros bisous !

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  3. Un passionnant article, bien argumenté. On voit le spécialiste !
    Pierre

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    1. A petite échelle seulement... J'aime bien l'expression d'amateur éclairé que vous aviez utilisée !
      Un grand merci, Pierre.

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